L’Ă©quation des poux (1)
Contempler des Ĺ“uvres d’art et les Ă©voquer sont des remèdes efficaces contre l’hypertension et la constipation, rĂ©vèle une chercheuse Ă l’universitĂ© Ersta Sköndal de Stockholm…
Ne manque plus que ça pour que je ne puisse retenir plus longtemps mon besoin de descendre saluer Madame Pipi. Alors que quatre ou cinq pleines chopes ne sont pas tout Ă fait venues Ă bout de mon envie, une information scientifique m’oblige Ă rendre les armes. Je replie le journal, et je cherche de mon Ĺ“il mouillĂ© la serveuse.
” Tag ! Je descends une minute. En attendant, tu me remets ça, arrosĂ© d’un jambon-beurre.
- Avec cornichon ?
- Deux ! Et au point oĂą j’en suis : tartine-les d’une coulĂ©e de moutarde. ”
J’ai beau connaître le coin mieux que ma poche, passé la troisième Gueuze j’ai toujours peur au dernier moment de me fourvoyer : à droite, cuisines ; à gauche, lavabos. Je ne suis sûr de mon azimut que lorsque la rampe de fer de l’escalier à vis se tend sous ma main.
” Tiens ! Monsieur Édouard ! C’est que je vous croyais mort… Laissez-moi rĂ©flĂ©chir… Mais oui ! On ne vous a pas vu depuis les dernières Pâques… Rappelez-vous ! Vous Ă©tiez tous venus enterrer la vie de garçon de ce pauvre Monsieur Christiano… Je dis ” pauvre ” par respect, presque par pitié… Vous n’avez pas su… ? Il n’a pas fallu trois mois Ă sa brune pour qu’elle fasse ses valises… Mais qui pourrait lui jeter la pierre, n’est-ce pas… ? Vivre avec un artiste, est-ce que c’est une vie, je vous demande un peu… ? Enfin ! Dans son malheur, Monsieur Christiano sait quand mĂŞme bigrement mener sa barque… Il ne se passe pas une semaine sans qu’on parle de lui dans le journal. Une exposition par ci, une autre par là … Je suis bien certaine qu’il a maintenant de quoi mettre des Ă©pinards dans son beurre, allez ! ”
Je fouille le fond de ma poche pour la petite pièce, espérant que mes largesses coupent le sifflet de Madame Pipi…
” Je me suis mĂŞme demandĂ© si vous n’aviez pas prĂ©fĂ©rĂ© les toilettes publiques de la place Saint-Jacques… C’est que la concurrence me fait du grand tort… Oh ! Je ne vous en aurais pas sorti les dents pour autant… Les temps sont difficiles pour tout le monde… Enfin, presque tout le monde, si vous voyez ce que je veux dire… Alors comme ça, vous n’êtes pas mort !
- Jamais je n’aurais fait le voyage sans vous envoyer une petite invitation, vous le savez bien.
- Je me disais aussi… Mais dans mon entresol, je ne peux m’empêcher de me faire les idées noires. Je n’arrête pas de me dire que je n’ai personne, et que la vie bat son plein, là -haut.
- Et alors, je ne suis pas là , moi ? J’aurais tout aussi bien pu vider mes chopes et partir sans vous faire un petit coucou.
- Ce que vous êtes charmeur, vous alors… Pour la peine, allez-y… Je ferme les yeux…
- J’espère bien. On a beau n’être qu’un homme, on a sa pudeur…
- Je pensais Ă la soucoupe.
- Alors là , pas question ! J’ai en horreur les passe-droits. Tenez ! Ce n’est pas grand-chose, mais c’est de bon cœur…
- Oh ! Je sais, Monsieur Édouard… Vous ĂŞtes la bontĂ© mĂŞme… Je me demande d’ailleurs pourquoi vous n’en mettez pas davantage dans vos tableaux… ? ”
Une paire de semelles crisse sur les dernières marches, dans notre dos, et j’en profite pour éluder la question.
” Bon ! Vous savez ce que c’est : quand faut y aller… ”
Je pousse aussitôt la porte western, tandis que Madame Pipi s’affaire déjà avec son nouveau patient, pris d’assaut par les soucis météorologiques de la bonne dame, elle qui est sortie en oubliant son Cherbourg.
De retour à ma table, une Gueuze toute fraîche et le jambon-beurre m’attendent comme deux amis de longue date. Une goulée de la première avant de croquer à pleines dents dans le second, et je me sens prêt à fraîchir comme un gardon. Tag glisse une pièce dans le juke-box, manière de faire honte à une clientèle amorphe, ou plus simplement pingre… Je vous ai apporté des bonbons parce que les fleurs c’est périssable puis les bonbons c’est tellement bon bien que les fleurs soient plus présentables… Non seulement Tag possède un certain style, mais en plus le goût certain. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que huit habitués sur dix fréquentent Le Talmont pour les beaux yeux de sa serveuse, mais que je sois pendu s’il n’y en a pas au moins deux dans le tas qui sont là , et s’y attardent, pour ses jambes à la Ava. J’en veux pour preuve le sempiternel sermon servi par le vieux Gaston : Faites danser vos pinceaux comme Tag ses gambettes, et Drouot vous vendra comme des petits pains ! Il est vrai que l’argument s’appuie sur une logique historique, et la recette dénude bel et bien les appétits : du temps où le vieux Gaston traînait lui-même la patte de table en table, le plateau brinquebalant sur son avant-bras parkinsonien, le rideau était tiré bien avant la fermeture de la ligne 22. Aujourd’hui, Gaston se contente de faire sonner le tiroir-caisse, et les derniers à quitter le bistrot relèvent le col de leur par-dessus sans se soucier d’avoir à rentrer à pied.
Une bonne roulée là -dessus, et je rentre. Rien ni personne ne m’attend, mais abuser de mon retour vers la civilisation serait une gourmandise qui risquerait bien de me donner le tournis. Je viens de garder l’atelier pendant plus de six mois, et je ne veux pas faire de ma première sortie une orgie de rencontres et de bavardages. En fait d’orgie, ceinture ! Et je crains fort de m’être emmêlé les aiguilles de la pendule au moment de sortir… la lumière baignait encore à plein la rue, les roues des poussettes couinaient le long des trottoirs, et au loin l’enseigne du Talmont était aussi éclairée que la chandelle de la comptine.
” Tag ! Il te resterait des allumettes, par hasard ?
- Si tu ne crains pas de nous faire un feu de joie avec ta barbe, j’ai mon chalumeau… ”
Les yeux fixés sur mes doigts tournicotant tabac et papier, je n’ai guère prêté attention aux allées et venues. Pourtant, cette voix, perdue entre dix mille supporters du Stade Toulousain ou quarante-cinq choristes de l’Armée Rouge, elle me ferait tout de même dresser l’oreille. Je lève la tête, davantage par réflexe.
” Si tu me laisses faire, dis-je dans un sourire Ă Ă©pater Mona Lisa elle-mĂŞme, je crois qu’on pourra se passer de la grande Ă©chelle.
- Je te croyais mort, me dit Cyclope, de la main duquel je saisis le briquet tempĂŞte.
- Vous me la jouez Carpenter, ou quoi ? De toi, la référence ne m’étonne qu’à moitié, mais de la part de Madame Pipi ?
- En attendant de comprendre, je peux m’asseoir ?
- Depuis quand tu as besoin de ma permission pour mener ta barque ? ”
Il faut ĂŞtre de ses vrais amis, donc dans la confidence, pour distinguer de l’autre, et au milieu de sa figure pointue, l’œil de verre de Cyclope. Avec nous, il n’a jamais jugĂ© utile de nous la faire ” blessure de guerre “. Un simple accident de travail, nĂ©anmoins peu banal : le manche d’un pinceau trop pointu, parce que trop mordillĂ©, un geste maladroit, parce que prĂ©cipitĂ© dans la fièvre de peindre, et en une seconde Christiano Ă©tait devenu notre Cyclope. Pour autant le peintre n’avait rien perdu de son talent, encore moins de son invention picturale. La sagesse populaire garantit que de tout malheur un bonheur naĂ®t. Cyclope, plus exactement son Ĺ“uvre, en a connu un très grand, qui n’en finit plus de charmer le public, lequel n’ayant pas peur des mots a très vite hurlĂ© au gĂ©nie ; chacune des compositions du Cyclope joue sur un panoramique de quatre-vingt-dix degrĂ©s, et pas un de plus ! D’un handicap secret, la critique avait fait une ” recherche ” artistique sensationnelle, telle que celle de 1908 ayant fait de Braque le père du cubisme. N’empĂŞche ! Longtemps nous nous Ă©tions frappĂ© le ventre de rire, l’impĂ©trant en tĂŞte qui, et entre deux fous rires, avait dĂ» se soucier du discours qui allait donner sa lĂ©gitimitĂ© Ă sa quĂŞte artistique.
” Pince-moi, tu es bien vivant ?
- Sur les rotules, mais debout, comme tu peux le constater
- Tu as fait retraite chez les bonnes sœurs, ou quoi ? Six mois sans nouvelles…
- Je ne me souviens pas avoir mis le verrou à ma porte. Rien ne t’empêchait de la pousser.
- J’ai pas mal tourné, tu sais…
- Si je sais ? Le journal, c’est ton agenda. Pratique pour les copains.
- Jaloux ?
- Heureux pour toi… Si… Franchement. Tu es en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt, la partie émergée de l’iceberg. Et je te garantis qu’aucun copain ne se tapit dans une ruelle sombre pour te faire un croche-patte.
- Bon ! D’accord. Mais toi ? Non, attends ! Je nous en commande une et tu me racontes… ”
Cyclope lève et agite la main mieux qu’un premier de classe, et dès que Tag aperçoit l’étendard, elle sait à quoi s’en tenir. Nos bières nous arrivent aussitôt sur la table, effervescentes et écumeuses comme la lame à marée haute. On cogne nos chopes en souvenir du bon vieux temps, et ça nous coule dans la gorge pareille à une liqueur de jouvence.
” En fait, je suis passĂ© une ou deux fois, mais je n’ai pas eu le cĹ“ur Ă toquer. Je te connais. Lorsque tu rentres dans ta coquille, de deux choses l’une : ou tu te chagrines, ou tu bosses… Dans un cas comme dans l’autre, tu n’es pas bon Ă chatouiller.
- Tu ne vas pas me sortir le couplet de fin de gueuleton…
- Si tu veux que je t’épargne les lieux communs, racontes !
- Pas de quoi en faire un chapitre, je te jure. Le boulot, rien de plus…
- Six mois sans t’arrĂŞter ? Sans venir boire le coup de temps en temps ? Mais alors, c’est du sĂ©rieux… ”
De toute façon, depuis hier, tout le monde est au courant ; ou en passe de l’être. Je ne vois pas ce que je pourrai dire à Cyclope pour arrondir les angles. Je ne dis pas qu’il va me manger tout cru, mais le drôle a la dent pointue.
” Tiens ! Je te croyais mort… ”
Y aurait-il pénurie d’imagination dans le crâne de mes relations, ou suis-je la victime d’une cabale organisée ? Lui, c’est 68. Autant pour l’avoir fait, que d’en mettre partout sur ses toiles. Par chapelets entiers : des fleurs, des slogans, des graffitis, des évènements. Il s’affale sur la banquette, me bourrant au passage une ou deux côtes. Tout en déboutonnant sa vareuse noire, il fait signe à Tag de ne pas l’oublier.
” En fait, hier encore j’aurais jurĂ© que tu avais Ă©migrĂ© aux Galapagos… Et ce matin, en passant devant chez toi, j’ai tout compris.
- Et tu n’as pas eu l’idée de t’arrêter ?
- L’idée, oui, mais le temps…
- Tout compris quoi ? s’immisce Cyclope.
- Il n’est pas au courant ?
- J’allais justement me mettre à table…
- Au courant de quoi ?
- Monsieur nous a pondu un ” trente mètres carrĂ©s “, au moins !
- À peine vingt-neuf. Faut toujours que tu grossisses le trait…
- Tu déconnes ! nous crie Cyclope dans les oreilles.
- Et pas de petits-fours au chaud ? dit 68.
- Laisse-moi le temps. Les papillons se collent encore au vernis…
- Un trente mètres carrés ! Quasi le radeau de Géricault… Aucune galerie ne t’exposera, conclut Cyclope.
- Oh ! Tu sais, les galeries… Quel que soit le format qu’on leur propose…
- Quoi ! Tu l’as rĂ©ellement faite, ta fresque ? dit Tag, dĂ©posant une chope entre les grosses pattes de 68. ”
Le plateau entre ses mains croisées sur la poitrine, elle ressemble à la Pucelle d’Orléans un matin de bûcher, le visage serein, la taille de guêpe.
” Et si tu la prenais maintenant, la petite pause ? que je propose en tirant une chaise jusqu’à elle. Au besoin, je fais le service. Je n’ai pas perdu la main, tu sais…
- Autant nous le prouver aussi sec en allant lui chercher un galopin ! ordonne 68.
- Et pourquoi pas un dé à coudre ? proteste Tag. Mets-moi une pinte, et avec son col ! J’arriverai bien à rattraper mon retard.
- Hé ! Doucement. Ne va pas te gâcher la main. Ce n’est pas le moment.
- Qu’est-ce qu’il te prend ? ”
Ce n’est pas que je veuille à bon prix tenir le rôle de redresseur de tort, mais il me semble que la dame est aussi grande que chacun d’entre nous pour connaître le degré de sa soif. L’intervention de 68 n’est pas sans m’étourdir, lui d’ordinaire très à cheval sur le célèbre interdit d’interdire…
” Il me prend que Tag a remis ça…
- DĂ©cidĂ©ment, la journĂ©e finit fort. Fichtre ! Que j’aime ça ! lance Cyclope en claquant des mains, puis les frottant de bonheur. Une pinte pour tout le monde, mon cher Capuchon*. C’est ma tournĂ©e ! ”
* Capuchon : petit nom dont la bande use à mon service. Cette idée de génie leur est venue le jour où ils se sont rendu compte de ma manie de ranger mes pinceaux à la fin de chaque séance de travail, sans oublier jamais de les refermer… Pour comprendre la finesse et tout le sel de l’esprit de mes compagnons, il faut savoir que mes pinceaux sont des stylos à bille. Et comme tout peintre un tant soit peu sérieux, je prends un soin infini de mes outils… Ne pas refermer mes stylos serait courir le risque de les voir vieillir prématurément, en raison de l’encre qui pourrait sécher et bloquer la bille plus vite que de raison.