L’Ă©quation des poux (9)
N’est-il pas extravagant de mettre un prix aussi fou dans un cadre si doré ? Mais sans doute est-ce pour compenser celui qui a permis l’acquisition de la mauvaise reproduction du Boucher (Le moulin, si je ne m’abuse), juste dans le milieu du mur, derrière l’imposant bureau. Le délit ne s’arrête pas là : sur la cloison de droite, cadré au-dessus d’une commode de style, une tonne de métal brossé borde le poster d’une œuvre abstraite. Tout dans l’apparence, quoi !
J’attends que Monsieur le Maire en termine avec ses écritures administratives ; c’est tout juste si l’on m’accorde un peu de place sur le seuil après que l’on eut fermé la porte dans mon dos. Il est là -bas, petit dans son profond fauteuil, entre plusieurs piles de dossiers, qui classent leur homme. Il y a bien plus que les deux confortables chaises et le bureau Louis Quelque Chose entre nous… Cet air absorbé du bonhomme qui fait comme une autorité indiscutable, parce que sortie des urnes. Jamais je n’avais ressenti avant cet instant combien le pouvoir corrompe les relations humaines : il y a ceux qui, par le sort des bulletins, se prennent pour des barons, des princes, des roitelets, intouchables par le commun… et les autres. Et je passe en l’instant pour le plus commun d’entre les communs. Je me racle la gorge, expiration brutale suffisamment claire dans son intention, mais qui ne fait pas ciller le sieur. Le silence est tel, que la griffure de la plume de son stylographe sur le papier emplit la pièce. S’il ne paraphe pas dans la demi-minute son chapitre, je retourne à mes affaires, quel que soit l’incident diplomatique qui s’en suivra. Et l’on pourra me dépêcher tous les plénipotentiaires que l’on voudra, je ne reviendrais pas sur mon mépris envers cette engeance.
« Prenez place, je vous en prie… »
Il était moins une… Monsieur le Maire capuchonne sa plume et m’invite d’une main tendue à prendre place. Il bascule vers l’avant de son siège, pose ses coudes sur le bureau, joint les mains au-devant de sa bouche, ce qui fait de lui un homme très inspiré. Néanmoins, la réflexion s’éternise. En tout cas, qu’il ne compte pas sur moi pour faire le premier mot. Il m’a convié à me rendre sur son terrain de jeu, à lui donc d’engager.
« J’ai désiré vous rencontrer parce que visiblement nous avons un problème, dit-il enfin, posant ses mains sur le bureau pour mieux admirer ses ongles. Et je n’irai pas par quatre chemins : j’accepterai d’abord, fut-ce en privé, vos excuses…
- Je vous demande pardon !
- Je n’ignore pas que les artistes cherchent leur notoriété dans la provocation plutôt que par leur travail. Autant vous prévenir tout de suite, je ne serai pas votre faire-valoir. Si vous avez cru que me brocarder dans la presse suffirait à faire de vous une vedette, vous vous trompez lourdement. Un seul coup de téléphone au rédacteur en chef de la Dépêche, et vous n’aurez jamais plus l’honneur de leurs colonnes. Mais je suis bon prince : vous vous excusez maintenant, je passe l’éponge, et nous passons à la suite…
- Autant passer directement à la suite, parce que sauf votre respect, et n’ayant pas à porter le chapeau pour les délires d’un journaleux, vous n’aurez aucune excuse de ma part.
- Méfiez-vous, jeune homme, vous portez de graves accusations… »
Flatté par le compliment paternaliste, car à vu de cheveux nous sommes pour le moins de la même décennie, je perd néanmoins sérieusement patience. Je ne suis pas venu là pour me jeter dans la gueule d’un loup. Je ne prétends guère être fait d’une autre laine que les brebis que celui-ci a l’habitude de museler, or il lui faudra déployer davantage ou de force ou de ruse pour me faire trembler. D’autant plus que je n’oublie pas les encouragements des copains, là -bas, luttant contre le froid en battant des pieds sur le pavé ; ni Mathilde, brandissant déjà la menace d’une pétition. Cette pensée me donne des ailes. Je me lève, sur le départ.
« Je n’ai pas fini ! grogne l’autre.
- Pour ce qui me concerne, j’en ai assez entendu.
- Vous maintenez n’avoir pas tenus les propos rapportés par ce R.G. ?
- Je persiste, et signe.
- Dans ce cas, je vais procéder à ma petite enquête. Mais s’il s’avère que vous en êtes à l’origine, ce sont des excuses publiques que j’exigerai… Maintenant asseyez-vous et passons au point suivant… »
Voyons donc la suite de l’ordre du jour. Je m’assieds, croisant les jambes, posant mon menton dans la paume de ma main, comme une sorte de défit par l’incorrection de ma pose.
« Votre initiative artistique n’est pas sans conséquence…
- La preuve de mon bon droit n’a-t-elle pas été faite ?
- Il ne s’agit pas uniquement d’être conforme à la loi. Nous sommes dans le principe. Où irions-nous si chacun se mettait tout à loisir de peinturlurer ses façades à l’improvisation ? Depuis des années nous menons une politique d’embellissement de nos rues, un programme de rénovation des façades mis en place sous les conseils avisés d’un cabinet d’architectes. Des subventions sont accordées à tous ceux qui en font la demande, à la seule condition du respect du cahier des charges, dans lequel sont mentionnés matériaux et couleurs à employer. C’est la seule façon de ne pas tomber dans l’anarchie la plus complète. En s’y conformant, c’est faire preuve de citoyenneté.
- Chacun son point de vue. J’estime personnellement œuvrer de manière utile lorsque je propose à mes concitoyens une alternative à ce monde monochrome, à l’image unique, à la dictature des élites, au non-débat et au terrorisme intellectuel. Si vous voulez faire de moi un consommateur de vos idées et principes, vous perdez votre temps. Rassurez-vous : je ne suis pas un poseur de bombes ; seulement un artiste peintre, et qui entend bien le rester. Maintenant, vous pouvez toujours appeler vos gendarmes… Dites-leur bien que je n’aurai pas d’armes, seulement des pinceaux à leur opposer…
- Vous vous croyez où ? Nous ne sommes pas à la tribune de l’Assemblée… Quoi qu’il en soit, vous voulez peindre… Soit ! Mais faites-le dans votre atelier, où personne ne viendra vous y chercher querelle.
- C’est ce que je fais depuis vingt ans…
- Dans ce cas, pourquoi en être sorti ? À quoi rime ce mur à la vue de tous ?
- Disons qu’il est l’enseigne de mon atelier. Mon panneau publicitaire personnel. Que je sache, aucune loi n’interdit ni à Giraudy, ni à Decaux de faire pousser de plus en plus de panneaux publicitaires dans nos villes…
- Vous sortez du sujet…
- À peine ! En fait, ce qui vous dérange, c’est que je ne verse aucune redevance et à personne pour mon mur…
- Ce qui me dérange, jeune homme, c’est d’abord d’avoir été repris par un fonctionnaire de l’État, ensuite de recevoir des lettres de riverains mécontents, enfin d’avoir à supporter la présence d’individus tels que vous dans ma commune…
- « Notre » commune, si vous permettez. Car la ville ne vous appartient pas, vous n’en êtes que le gestionnaire temporaire.
- Et le premier magistrat, ne l’oubliez pas !
- Quoi ? Vous voulez me faire passer les menottes ?
- Il sera toujours temps. En attendant, je vous demande pour la dernière fois d’effacer cette fresque de la vue des passants.
- Il n’en est même pas question ! Et si vous ne voulez pas que d’autres artistes fleurissent leur mur, faites en sorte qu’ils puissent vivre de leur travail. Ayez une politique culturelle digne de ce nom…
- Nous y voilĂ ! Des subventions, toujours des subventions !
- Oh ! Que non ! Simplement une politique volontariste…
- J’ai déjà doublé la subvention de la Chapelle, cent mille euros, ce n’est pas rien ! Et la galerie municipale ? Vous l’oubliez, celle-là aussi ?
- La Chapelle n’est que la succursale des Abattoirs de Toulouse, le fond de stock du musée d’art contemporain. Quant à la galerie, la programmation est quasiment fermée aux artistes locaux. Dans les deux cas, il n’y en a que pour l’art officiel, les têtes d’affiche…
- Je ne suis en rien responsable du fait que vos barbouillages n’intéressent personne.
- Certes… Une question, vous permettez ? Avez-vous déjà été faire un tour à la Boîte à bleu ?
- La quoi ?
- Une galerie indépendante, squattant l’ancien entrepôt des ateliers de la fabrique du bleu de Valentine. Vous y feriez des découvertes. Oh ! Je vous accorde que tout n’est pas forcément intéressant ; c’est comme partout : il y a à prendre et à laisser. Mais je suis certain que dans le temps, vous auriez eu de quoi faire le bonheur de votre bureau, et peut-être de votre salon. Parce que je me doute que chez vous aussi, il y a bien une ou deux reproductions de nos chers anciens ou contemporains. Imaginez ! Un original pour le prix de ce cadre - et je lui désigne du doigt le cadre doré dans son dos -, et un autre pour ce cadre-ci - il se tourne dans la nouvelle direction que pointe mon doigt. Là , vous feriez œuvre utile ! Remarquez que je ne vous parle pas de commande publique. Je me contente de vous suggérer de vous laisser aller au goût de votre cœur, plutôt que vous laissez gagner par la facilité, la mode ou le snobisme. Encore une fois, je vous garantis que ça ne vous coûterait pas plus cher que cette quincaillerie toute en dorure. Enfin, quoi ! C’est si difficile de montrer l’exemple ?
- Quel exemple ?
- Ne me dites pas qu’un préfet, ou son sous-préfet, qu’un proviseur de lycée, qu’un directeur de banque, ou encore un PDG d’entreprise, sinon quelques avocats, médecins, notaires, conseiller général ou député ou collègue maire ne viennent jamais vous visiter dans votre bureau ? N’auriez-vous pas la fierté et l’honneur de glisser dans la conversation : Au fait, comment trouvez-vous la nouvelle acquisition de la municipalité ? Une copie ? Ah ! Non ! Un original ! Un vrai de vrai ! Un Cyclope… Un 68… Un Tag… Un Capuchon… Un Ronchon… Un Tif… Des artistes vivant chez nous, et que nous croisons dans nos rues, il n’en manque pas, comme vous voyez. Hé ! De quoi vivraient nos artistes si l’administration ne montrait l’exemple ? Et entre nous, franchement, n’est-ce pas mieux de proposer à la vue de nos visiteurs un tableau original plutôt que l’une de ces copies que l’on voit partout… ? Vous voyez, je ne réclame ni pour moi ni pour les collègues des sous, seulement un peu d’attention ; pas de l’aumône, mais l’opportunité de la rencontre. Que ça fasse tache d’huile… Un petit original dans chaque bureau administratif, est-ce demander le Pérou ?
- Tout cela est bien beau, mais nous nous éloignons de la raison de votre présence ici. Donc, vous ne voulez pas entendre raison ?
- Pas plus que vous.
- Dans ce cas, je ne vous raccompagne pas. Mais attendez-vous à des suites…
- Du genre ?
- De celles que mon devoir exigera. Si votre fresque devient un trouble à l’ordre public, je me verrai contraint d’agir.
- Hé bien soit ! »
De toute façon, je connais le chemin. Je le laisse à son trône, trop heureux d’en finir avec ce dialogue de sourd. J’ai fait le dur, mais mon pouls était monté à trois cents. Je descends le grand escalier à un train de sénateur, le temps de reprendre mon souffle.
« Alors… ! »
C’est un cri à l’unisson. Le premier à me sauter dessus est évidemment Robert Gerber, multipliant les questions. À vouloir en user avec la presse, autant choisir son digne représentant. Jusqu’à preuve du contraire, le Robert ne l’est pas. Je le prie donc d’aller planter ses banderilles ailleurs. Puisqu’il insiste, 68 et Cyclope le prennent chacun sous un bras et dans une sorte de course à l’échalote, ils lui montrent la voie à suivre, sous peine d’encourir nos foudres. Ils le lâchent au coin de la rue, le chassant des mains comme le fait la fermière à ses poules pour qu’elles rentrent au bercail. Je les rejoins alors que l’autre a disparu. La décision est alors mise aux voix : prise de quartier au Talmont.
À notre arrivée, Tag ne semble pas dans son assiette. Le docteur sort à l’instant : le vieux Gaston traîne depuis trop longtemps sa méchante grippe. Épuisé, il a quand même fini par s’endormir.
« Tôt ou tard, il faudra qu’il se décide à fermer le bistrot, dit Tag. Je ne vois pas comment je pourrais faire tourner la boutique à moi toute seule… Alors, et cette entrevue avec le maire ?
- Oui, raconte… »
Je me lance dans le récit circonstancié de mon tête-à -tête, sans rien rajouter qui pourrait me faire passer pour un romancier, d’autant que la réalité se suffit à elle-même. Sans doute mon parti pris, puisque ayant quelque intérêt dans cette affaire, me fait-il voir le maire sous l’œil d’un témoin à charge. Tout de même ! L’homme n’était pas d’une relation sympathique, et ses positions franchement antipathiques, pour ne pas dire frôlant l’autoritarisme, voire le ridicule. Ma fresque, un trouble à l’ordre public !
« Il a osé ? dit Cyclope.
- Comme je vous le dis ! Enfin, pour être exact, il a dit que si elle le devenait, il agirait en conséquence.
- En somme, les couteaux sont tirés…
- C’est le moment de prendre les devants, déclare 68. Nous allons le lancer, notre débat… »
Pas sûr qu’il tombe au bon moment, mais c’est celui-ci choisit par le p’tit gars pour faire son entrée, encore plus excité qu’essoufflé. Il commande un galopin, à peine servi aussitôt lampé.
« Un autre, s’il vous plaît…
- Qu’est-ce qui t’arrive mon vieux ?
- Ma parole, il a vu Mona Lisa en personne !
- Hé ! Reprends-toi. Ce n’est que nous…
- C’est justement pour vous voir que je suis là , dit-il en sifflant son second ballon. Qu’est-ce que vous avez fait à Gerber ? Pas moyen de le calmer… »
Je leur raconte, à Tag et à lui, la manière avec laquelle mes deux compères ont balayé de notre chemin le journaleux. Éclats de rire.
« Riez, riez… N’empêche que vous ne l’emporterez pas au paradis. Je l’entends encore d’ici crier au scandale, à la voie de fait sur sa personne, pire ou le comble de son point de vue : à la rétention d’informations. Il a déboulé à l’agence, s’est jeté sur un bureau, et il a commencé à taper sur sa machine. Je parie qu’il y est encore. Lorsqu’il est allé au distributeur de café, j’en ai profité pour lire quelques lignes… Je peux vous dire qu’il vous soigne… Ces soi-disant artistes ne sont en réalité que des nervis au service d’un art de caniveau, décadent, subversif, anarchique, et prêts à tout pour imposer à notre cité civilisée la médiocrité de leurs ambitions artistiques. Car à défaut d’avoir un discours artistique clair, ces barbouilleurs à la petite semaine font plus volontiers parler leurs poings que leurs pinceaux. En vérité je vous le dis : céder à leur dictat, c’est remettre en question la politique culturelle de la ville, qui par l’engagement de son premier élu s’est révélée à ce jour non seulement intelligente mais encore à la hauteur du pays des Lumières, le nôtre… J’espère que vous avez compris : Gerber est en train de vous tailler un costar dont les coutures vont vite vous sauter à la figure.
- Nous l’avons, notre débat ! s’écrie 68. On se fiche des divagations de ce journaleux de mes deux. Et nous allons leur montrer de quels pinceaux nous nous chauffons.
- Qu’est-ce que tu proposes ? que je lui demande.
- Je le dis depuis le début : en passer par la voix populaire.
- C’est ça ! lance Cyclope. On lance d’abord une pétition pour tâter le terrain. Ensuite, on organise une réunion publique avec toutes les parties en présence. C’est bien le diable s’il ne ressort pas de tout ça quelque chose de constructif !
- De mon côté, et avec votre permission, s’enflamme le p’tit gars, je termine mon papier sur vous tous pour faire contrepoids à celui de Gerber.
- On n’est pas en train de rêver, là ? que je dis, histoire de freiner du pied l’emballement général et peut-être inconséquent. Vous savez, tout comme moi, que la machine déteste les grains de sable.
- Quoi ? fait Cyclope. C’est toi qui recule déjà ? Toi qui a déclenché cet excitant bordel ?
- Je voudrais seulement que nous ne partions pas sans quelques biscuits. Aiguiser nos arguments. Peser ceux d’en face. Réfléchir. Proposer. Sinon, nous n’irons pas loin. Je ne veux surtout pas courir le risque de voir Gerber se frotter les mains, parce qu’en agissant précipitamment nous lui aurions apporté de l’eau à son moulin.
- Capuchon a raison, dit Tag. Il faut d’abord établir un plan de campagne précis et solide. C’est comme pour nos travaux : une bonne étude préalable, c’est cinquante pour cent de chance que le tableau final sera à la hauteur de l’espoir. »
Donc, et non point pour refroidir notre ardeur mais la mûrir, nous décidons pour le moment de satisfaire nos appétits. Gaston au lit, pas de plat du jour. Une pyramide de sandwichs accompagnés d’un agréable rouge fera l’affaire. Chacun ayant prêté main-forte aux préparatifs, nous nous retrouvons rapidement attablés, autour d’une discussion qui s’amorce sur l’espoir de voir se rétablir très bientôt le vieux Gaston, qui dérive sans avertissement sur l’imbécillité de Gerber, pour s’éterniser plus sagement sur la couleur du cheval blanc d’Henri IV…
Demain, il sera temps de battre campagne.