L’Ă©quation des poux (12)
Car il y a celui qui a joué dans la fanfare municipale, il y a bien longtemps, mais parce qu’il pourrait jouer de la musique se croit musicien. Il y a celle qui a pris des cours de peinture, qui ne peint plus, mais parce qu’elle a déjà peint se croit peintre. Il y ceux qui ont en tête un roman, depuis des années, dont ils remettent sans cesse la rédaction, qui se croient néanmoins écrivains.
Tous ceux-là se font une âme d’artiste, la plupart disent aimer les arts, plus ou moins la fantaisie et son lot de préjugés, souhaitent s’opposer aux usages… Mais la vie étant ce qu’elle est, vous savez, le travail, les enfants, les amis, les loisirs, la fatigue, enfin ! vous comprenez…
Et puis il y a ceux qui passent à l’acte, font de toute une vie et dans son exercice quotidien une quête, une descente à l’intérieur de soi. Pour ceux-là , il n’y a pas de tour d’ivoire, pas de chant du cygne, il n’y a que l’apprentissage, l’étude, la réflexion, le travail, la confrontation avec la pratique des autres, il n’y a que l’engagement avec soi, et c’est forcément douloureux. Ceux-là sont « les artistes ».
Je suis allé à la rencontre de quelques-uns de nos artistes locaux. Ce qui nous oblige à une question : qu’est-ce qu’un artiste local ? Est-ce un artiste qui n’a pas encore rencontré son public ? Plus exactement, qui n’est pas introduit dans le microcosme artistique des métropoles, des capitales ? À présent que la rencontre est faite, je sais, moi, que les artistes locaux, au-delà de toute comparaison dont ils auraient ou non à rougir, doivent le qualificatif dans la seule raison de vivre dans nos villes, et de travailler dans les ateliers dont les portes nous sont ouvertes, en voisins.
J’ai croisĂ© le chemin de Capuchon, qui m’a fait croisĂ© ceux de Tag, 68, Cyclope, des peintres au parcours divers, mais chacun animĂ© d’une ferveur Ă faire pâlir quelques grands noms parmi nos artistes contemporains. Des artistes locaux qui n’en sont pas pour autant de doux rĂŞveurs, dĂ©connectĂ©s du rĂ©el, inadaptĂ©s sinon assistĂ©s sociaux. Leur Ĺ“uvre et leur vie d’humain bien que menacĂ©es, toujours, est une passion de chaque instant, pas une manière qu’ils se donnent d’être, d’être vus. Ils sont dans l’impossibilitĂ© d’ĂŞtre autre chose que ce qu’ils sont, des expressifs ; et ce sont prĂ©cisĂ©ment toutes ces choses Ă dire, Ă partager, qu’ils ont envie d’expulser hors d’eux, qui les poussent Ă vivre.
Volontaires en diable, ces quatre-là ont cessé d’afficher à longueur de journée une mine morose, ils se sont secoués de leur torpeur, ils n’attendent pas l’improbable manne céleste. Ils ne considèrent pas la pratique de leur art comme une activité potentiellement lucrative, mais ils tirent d’elle une énergie, une force, un acte de liberté, procurant une satisfaction désintéressée, un acte plein de vie dans lequel goûter des moments de bonheur.
Aussi travaillent-ils dur, étude après étude, malgré des œuvres ratées qui les font cependant avancer, parfois en attente de quelque chose, d’un élan pour se relancer, acceptant leur propre fragilité pour ne pas sacrifier à l’inspiration, juges de la sensation brute qui fait palpiter plutôt que de s’installer dans le paraître.
Je les sais en passe de sortir de leurs ateliers et de prendre la parole, mais on veut faire d’eux les poux de notre cité, leur en interdire la rue, les repousser jusque dans les caves, les greniers ; les renvoyer dans leurs ateliers ; leur couper les mains, leur crever les yeux, les bâillonner… De crainte qu’ils ne contaminent nos besoins et notre morale, qui ne nous sont pas moins dictés par la pensée unique de notre société ; j’affirme : de notre cité. De crainte qu’ils ne souillent notre pensée et notre culture, lesquelles sont rabaissées au rang de produits ; j’affirme encore que la politique culturelle de notre cité est soumise en grande partie à ceux qui la subventionnent, en conséquence qui décident de l’art à développer, de l’art qui se vend, de l’art à la mode. De crainte enfin qu’ils ne parasitent de leur existence même les structures et les programmations institutionnelles, municipales.
Comme il est commode de les vilipender, de les accuser de trouble-fêtes, d’amateurs, ces quelques honnêtes travailleurs de « l’inutile ». Comme il est confortable de prétendre que nous vivons dans une société de consommation, et non une communauté de création, dans un marché du rentable, et non une économie de solidarité, dans un mécénat de « l’artiste fabriqué », tandis qu’on délaisse le créateur. Forte de cette logique mercantile, l’infamie se fait donc en douceur, en toute légalité, la conscience propre : pourquoi mettre en avant des artistes sur lesquels on ne peut miser sans risquer de perdre de l’argent, car leur anonymat est synonyme de non-rentabilité ? Et puis, les enfermer dans ce statut d’artiste maudit autoproclamé soulage la conscience collective, tout est dans l’ordre des choses : l’image d’Épinal est distribuée au public, de la même manière que se distribuer par les missionnaires les images saintes aux indigènes.
Ainsi l’équation des poux n’est pas simple : se laisser insectifuger par le désintérêt de l’autorité publique, ou investir la place au risque d’être pris pour des trublions prétentieux, des marginaux dangereux ? La cité les snobe, au profit d’un élitisme artistique étatique, préférant accorder ses cimaises aux artistes d’une certaine renommée, pour ne pas dire renommée certaine, glorifiant organisateurs et programmateurs. Nul n’est prophète en son pays…
Or, je les ai vus rebelles à cette pratique inique, nos quatre peintres, s’inventant des espaces de rencontre avec le public, de nouvelles relations entre eux. Tentatives inspirées qui, bien que ne révolutionnant pas l’ordre établi, tendent vers une solidarité entre les poux, une fraternité de pensée et de moyens qui pourraient un jour ou l’autre leur assurer un droit de cité, tels que l’appellent de leurs vœux artistiques certains de nos concitoyens.
À commencer par la « Boîte à Bleu », méconnue de nos princes, mais lieu d’escapade pour quelques fidèles amateurs. Un squat dans l’ancien entrepôt de la fabrique du célèbre Bleu de Valentine, atelier du peintre 68, installé en Comminges depuis plus de trente ans, galerie ouverte à tous les coups de cœur du susnommé. Ici, les usages de l’establishment, des associations ou encore de quelques privés sont mis à bas : point de location de murs, point de droit d’entrée, point de participation à divers frais, point de passe-droit. Transaction directe entre public et artiste. « Non, je ne suis pas un mécène. Je ne suis pas davantage un galeriste. Je squatte un lieu abandonné de ses propriétaires, promis aux ronces et aux rats. Un lieu chargé d’histoire, beau comme un château d’Espagne, qui ne méritait pas le sort qui lui était réservé. Avec un maximum d’effort et peu de moyens, j’y ai fait mon trou, et parce qu’il y a de la place, pourquoi ne pas mettre les murs à la disposition des collègues qui n’ont pas les moyens ou qui refusent d’entrer dans le système ? Mais ne vous y fiez pas : exposer ici se mérite. Il faut montrer patte blanche… Je veux dire faire preuve de conviction dans son travail, de personnalité, y compris dans des premières œuvres… Car il hors de question d’accueillir des m’as-tu-vu ! », confie 68. Et lorsqu’on lui demande si son action n’est pas en réalité un cautère sur une jambe de bois, un coup d’épée dans l’eau, et peut-être un geste désespéré pour se donner bonne conscience, l’illusion d’un monde artistique parfait, une espèce de colonie de Cecilia, il répond, presque amical : « Personne ne vous empêche de faire mieux ! », et de poursuivre, profondément convaincu : « Le public n’a pas l’idée de l’impact d’une exposition dans l’esprit d’un peintre, fut-ce sa première. Ce n’est pas le regard du public le plus important, mais celui de l’artiste sur son propre travail. Le premier n’est certainement pas anodin. Or le second est, chez l’artiste capable du recul nécessaire, le plus sûr moyen de prendre la juste mesure de son œuvre. Dans l’atelier, elle est perçue sous l’emprise de l’inspiration du moment, du faire. Accrochée à la cimaise, elle est vue comme née d’une main inconnue, émanant d’une pensée étrangère. Elle se tient ? Elle boîte ? Là , le peintre devient le critique de son œuvre, sans complaisance, sans sévérité. S’il est sincère, il a toutes les chances de comprendre s’il doit poursuivre sa quête, ou s’arrêter à peindre seulement les dimanches. Je ne vous livre pas une vérité, mais une pensée personnelle… ». L’homme est ainsi, militant et entier, tout comme l’est le peintre. Sa peinture, son œuvre est un livre ouvert sur l’histoire des combats sociaux d’hier et d’aujourd’hui, qu’il suit de près, non comme un voyeur regardant par le trou de la serrure mais en tant que témoin fidèle à ses origines, solidaire des hommes et des femmes en lutte. « Ma peinture n’est pas pour les salons des bourgeois, mais pour les vestiaires des ouvriers… », ironise-t-il. Et d’expliquer qu’il ne peint pas pour faire du beau, mais du sens. Qu’il pose sur la toile des traces non de couleurs, mais de réflexions. Chez 68, s’il y a soupçon d’orgueil, ce n’est qu’en apparence. L’homme et le peintre ne sont pas des donneurs de leçon, ils désirent seulement l’un et l’autre partager une expérience, précieuse sans nul doute.
Ce n’est certes pas l’artiste peintre Tag qui nous démentira. Elle n’a pas fait de 68 son mentor, toutefois un grand frère sur qui compter dans les moments d’irrésolution, et qui sait la secouer dans ces moments. L’artiste raconte : « Un soir où ça allait au plus mal, j’ai fourré dans une valise l’ensemble de mon matériel. Mais ça n’était pas suffisant de pleurer comme une madeleine, la tête dans les genoux. Il fallait en finir, définitivement. Je suis allée sur le pont, avec la ferme intention de tout balancer dans la Garonne, valise et chevalet. On sait que le hasard fait bien les choses. Mon hasard à moi, cette fois, a été 68… Il promenait, m’a-t-il avoué plus tard, un brin de nostalgie. Il venait d’achever une toile, dont le sujet avait ravivé quelques souvenirs qui ne pouvaient se distraire entre les murs de son atelier… Sans un mot, il a pris tout mon bazar, puis le chemin du parc. J’en suis restée toute bête. J’ai fini par lui courir après et, assis sur un banc, nous avons parlé, longtemps. Sans lui, je n’aurais jamais repris mes pinceaux… Même si plus tard et bien des fois il me tapait sur le système, avec ses discours. Je savais que quelque part il disait des vérités, mais je voulais la liberté de les découvrir par moi-même ». Les mèches blanches, le visage fin comme une opale, on la croirait plus volontiers modèle que peintre. La jeune femme ne se connaissait guère de prédisposition particulière pour les arts. Il avait suffi qu’une amie la pousse à la Tour de Garde (association de peintres amateurs) pour qu’elle découvre une activité picturale au travers de laquelle elle espérait couper court à l’ennui. Et la greffe prit. Cependant, loin de se satisfaire des natures mortes, des bouquets de fleurs et de vagues portraits sur lesquels faire ses premières armes, elle découvrait tout un univers intérieur qui ne demandait qu’à être exprimé. La rupture avec les cours académiques allait se consommer, et Tag d’emboîter le pas d’une liberté artistique. Conciliant un emploi alimentaire à la continuité de l’apprentissage pictural en autodidacte, alternant les périodes inspirées à celles des plus sombres doutes, elle a su patiemment mûrir son engagement pour la création. « Je ne sais pas encore exactement ce que je peins. C’est un acte chez moi beaucoup trop neuf. Néanmoins, j’ai compris ce que je ne pourrai plus peindre : l’esthétique d’une chose, ou d’une pose. Je n’ai aucune analyse à faire sur ma peinture, sur son contenu, je veux dire. Pas de discours. Pas de commentaire. Non, je n’ai rien à en dire. Et si ma peinture ne parle pas pour moi, c’est qu’elle ne mérite certainement pas d’exister. Je le saurais bientôt… », glisse-t-elle dans un sourire quelque peu crispé. En effet, Tag proposera une première exposition dans quelques semaines, à la « Boîte à bleu ». Copinage ? Ai-je demandé au maître des lieux. « Certainement non ! Tag possède un talent, et surtout la foi, bien qu’encore chancelante. Mais elle est forte, elle finira par rejoindre sa destinée. Je serai le premier à souhaiter que les portes de quelques galeries plus fréquentées que la Boîte s’ouvrent à son œuvre. Mais aucune ne fera d’une inconnue son poulain. Quant à la galerie municipale, n’en parlons pas ! Subventionnée en grande partie par la DRAC… Nous en connaissons la politique culturelle… C’est égal ! Tag aura sa première exposition, sans les pompes, certes, mais le bouche à oreille fera le reste… D’autres en sont passés par là … ».
« Euh ! J’ai besoin d’une petite minute avant de conclure… C’est presque terminé, mais je n’y tiens plus… » Et le p’tit gars saute de son perchoir avant de disparaître en direction des toilettes. Je n’ose pas allumer une cigarette, de peur d’endommager le silence. Mais moi non plus je n’y tiens plus. La première bouffée est d’un délicieux ! Je fais quelques émules. Cependant, personne ne dit mot. Allez savoir comment le p’tit gars interpréterait ce silence… Il nous revient comme annoncé, dans la minute, vise à la hâte l’humeur de son auditoire, se re-perche sur le fauteuil, et d’un courage bien masqué, redémarre…