L’Ă©quation des poux (13)
Oui, après des débuts difficiles, grâce à leur talent et leur travail, et peut-être parce qu’ils arrivaient au bon moment, d’autres artistes ont bénéficié de la rumeur publique qui, quelques rares fois, se soucie peu des palmarès, du box-office. La « Boîte à bleu » en a hissé quelques-uns jusqu’à la Galerie Municipale, ce qui signifie une entrée dans le circuit, un possible avenir, d’autres rencontres. De cette relative consécration, combien en reviennent ?
Quelques-uns cessent de peindre et se mettent à produire, pour vendre. Qui pourrait les en blâmer ? Vivre de son travail ne couvre pas d’opprobre, que nous sachions ? En revanche, ce qui est réellement discutable, n’est-ce pas l’oubli, le reniement ? Car combien renouent les liens du passé, renvoient l’ascenseur, serrent à nouveau les mains de ceux sur lesquels ils avaient trouvé un appui généreux et désintéressé ?
Parce que Cyclope a l’amitié tenace, la reconnaissance du ventre, il n’a pas oublié l’humble galerie de ses débuts et 68, l’aîné qui lui avait donné sa chance. Exposant plus qu’à son tour, d’un salon l’autre, invité d’honneur de toutes les manifestations privées ou associatives, de certaines galeries, d’une région à l’autre, l’artiste a jusqu’à ce jour refusé de figurer à l’affiche de la programmation municipale. Un entêtement qui s’explique au nom de l’amitié, d’une solidarité avec ceux qu’il appelle affectueusement les laissés-pour-compte. « Le jour où chacun sera traité sur un pied d’égalité, alors oui, je serai heureux d’exposer mon travail ici, seul ou en collectif. Mais tant que nos élites miseront sur des têtes d’affiche, il ne faudra pas compter sur moi. Si eux ont besoin de ma peinture pour se faire mousser, moi je n’attends pas après eux pour vivre… ». L’homme a le caractère trempé, parfois arrogant, et il n’est pas avare de piques. Or, malgré la qualité de son œuvre et son invention, malgré la réussite, le peintre est au fond touchant d’humilité. Ne le dit-il pas lui-même : « Ma peinture n’est en aucun cas le fruit d’une inspiration géniale, il ne faut pas croire tout ce qu’écrivent les critiques ; elle n’est que les stigmates d’un malencontreux accident. » De poursuivre, dans un grand éclat de rire : « Si j’avais du génie, je ferais un ersatz de ma peinture, puisque très souvent le succédané se vend mieux. Et je serais riche, très riche. Je ne dilapiderais pas cette fortune en achetant un yacht, ou un palais, mais en me payant les tableaux des copains. » Et de conclure, plus sérieusement : « Ceux-là ont du talent ! Mais qui le voit, à part moi ? ». L’humour cacherait-il un léger sentiment de culpabilité ? L’un a trouvé son public, intéresse les professionnels, les médias… D’autres non. Le scandale, selon Cyclope, viendrait de ce que l’on enlève au public l’opportunité du choix, on endort sa curiosité. Pire : on le gave d’un art de consommation, d’un non-art. « C’est l’époque de la mondialisation, de l’uniformisation, de l’aseptisation. Du camembert pasteurisé aux tomates élevées hors de terre. De la chanson passe-partout aux actrices virtuelles. Des concepts jetables aux tableaux made in China… Ça suffit ! Il faut en revenir à la sensibilité et à la sincérité, à la spontanéité. Que chacun retrouve sa personnalité. Et c’est possible en éliminant les intermédiaires… Qu’il ne reste que les artistes et le public. Mais bon sang ! Les parasites, ce ne sont pas les artistes, mais tous ceux qui vivent sur leur dos, tous ceux qui prennent les décisions à la place de la population… Tiens ! En parlant d’elle, il semble que nous allons vers quelques remous dans le Landerneau. »
Nul doute que Cyclope fait allusion à l’événement qui remue ces derniers jours l’Avenue Foch, et installe le trouble dans le milieu artistique, jusqu’à créer un malaise certain dans le bureau du maire. L’affaire est partie d’une fresque extérieure, réalisée par l’artiste Capuchon. Puisque le public ne venait pas au peintre, c’est le peintre qui est venu à lui. L’art dans la rue, au lieu de le concentrer dans des lieux aseptisés à la seule vue d’une élite. Certains riverains ont trouvé l’initiative à leur goût, et en réclame. D’autres la boudent. Un rapport de force semble vouloir s’installer… Mais la grogne couve ailleurs, révélatrice d’un pouvoir qui ne veut se partager. Les personnes en charge des affaires culturelles craignent à l’évidence de perdre leur prérogative, entre autres trier les torchons des serviettes, être les garants du discours et de l’image artistique officiels. « Nous sommes là pour faire appliquer les décisions et les choix des organismes subventionnels. Si nous nous laissons déborder par des initiatives personnelles, non seulement nous courrons à l’anarchie, mais à terme il n’y aura plus personne pour nous aider dans notre démarche culturelle », affirme Madeleine Palanchoux, adjointe au maire, en charge des Arts et Patrimoine, Fêtes et animations. Les associations culturelles, la plus virulente d’entre elles : « La Tour de garde », regroupement de peintres amateurs, qui redoute de voir sa part de gâteau fondre, et surtout la concurrence. « C’est le schisme ! N’ayons pas peur des mots. Nous avons lutté ferme pour que la municipalité mettent à notre disposition un lieu de rencontre et d’échange entre les artistes, un lieu d’exposition où nous accueillons régulièrement le public. Elle nous accorde une subvention sans laquelle nous ne pourrions continuer notre action d’éducation artistique auprès de la population. Par des actes inconsidérés de quelques irresponsables, tout peut être remis en question. Sans nous que deviendraient les « Beaux-Arts » ? Et dire que nous les avons accueillis à bras ouverts, ces imposteurs ! Que nous leur avons donné de bon cœur notre savoir-faire… Résultat, ils nous ont claqué la porte aux nez ! L’art dans la rue ! C’est bien la dernière chose à faire ! Qui viendra à nos expositions, si nous montrons tout gratis ? », accuse Pierre Ravageons, vice-président de ladite association.
Bien malin celui ou celle qui pourrait d’ores et déjà prédire la conclusion de ce débat tout juste engagé. Mais il n’est guère difficile de comprendre que la fresque incriminée n’est que le prétexte à faire resurgir de leurs antres les vieux démons. Le pouvoir, qui impose une culture, un esthétisme, une élite, sa morale peut-être. L’idée ne lui viendrait pas d’être à l’écoute de ceux qui l’ont installé, avec la pensée naïve d’en recevoir égalité et justice. L’hostilité à l’indépendance de l’esprit, qui ne parvient qu’à rendre petite la pensée humaine, à brider les imaginations. La cupidité, partout, en tout, qui avilit la raison et enlaidit nos villes, son cœur et ses environs, d’enseignes, d’affiches, de grands placards publicitaires, plébiscitant des produits à consommer tandis que la raison pure voudrait que ces espaces fussent réservés à des images, inutiles certes, mais ô combien appelant à la contemplation.
NĂ©anmoins la rĂ©volte gronde, l’espoir est lĂ , germĂ© dans quelques esprits libres, d’un petit mur Ă toute une rue, pour s’étendre Ă la faveur d’un appel Ă soutien Ă la ville entière. Une rĂ©bellion qui ne veut guère dresser les uns contre les autres, simplement donner un point de vue, le souhait d’ouvrir le dialogue sur la place de l’art et des artistes dans la citĂ©, l’art de nos artistes. Et si nous devions nous convaincre de la rĂ©ussite de ce souhait, rappelons-nous des paroles de Friedrich Nietzsche : « L’artiste a le pouvoir de rĂ©veiller la force d’agir qui sommeille dans d’autres âmes. »
« Un whisky, vite ! Du rhum ! De l’eau de feu ! N’importe quoi ! Pourvu que ça me fouette le sang ! Pitié… J’ai besoin d’un remontant… », supplie le p’tit gars, s’effondrant dans le fauteuil.
Je cours vite chercher ce que le buffet renferme de plus costaud et lui tend la bouteille, qu’il m’arrache des mains. C’est à peine s’il prend le temps de dévisser le bouchon. Il siffle une sacrée rasade avant de manquer de s’étouffer. Pourtant, il y revient aussitôt. Puis une troisième fois. Il se dresse brusquement sur ses jambes, nous fait face, contemple notre silence.
« Quoi ? fait-il, presque avec défi. C’était si mauvais que ça ? Hé bien ! Allez-y, tirez ! »
Il nous offre sa poitrine, comme devant un peloton d’exécution. Renfile la bouteille dans sa bouche, commence à tituber.
« Allez-y ! Ayez au moins le courage de tirer sur un homme à terre ! »
Un claquement de mains retentit alors dans mon dos. Puis un second. Puis tout le monde s’y met. Cyclope est le premier à bondir sur le p’tit gars, lui bourrant le dos de grandes claques d’admiration. 68 lui prend la main, la secoue de satisfaction. Tag se jette à son cou, le bise et le rebise. Le p’tit gars ne sait plus où donner de l’œil reconnaissant. Moi, je le laisse reprendre ses esprits, mais m’empresse de ramasser les feuillets éparpillés dans l’enthousiasme général. Il serait fâcheux que dans le piétinement de la foule un si beau cri ne se perde.
« Donnez-moi cette bouteille, lui dit Mathilde, approchant à son tour. Vous n’allez pas gâcher votre triomphe par une ivresse inconsidérée.
- Oui, mais nous, on a une tournée de retard, dit 68. »
Et la bouteille fait vite un premier tour, le temps que par délicatesse pour ces dames, je sorte deux verres. On s’installe, on commente, on revient sur un ou deux points, on approuve. Le p’tit gars est aux anges, malgré les trois ou quatre virgules que Mathilde lui recommande de modifier.
« C’est les footeux qui vont être contents ! dit Cyclope. Qui va parler de leurs exploits, maintenant que te voilà promu chroniqueur en chef ?
- Gerber peut toujours postuler pour la place, que je dis.
- Tu… tu crois qu’il va être publié, mon papier ?
- Parce que maintenant tu me tutoies ?
- Après ce que je viens d’affronter, je suis capable de tout.
- Je ne voudrais pas jeter une ombre au tableau, dit la sous-préfète, mais je crois en effet que la question est posée. Les propos de ce jeune homme se tiennent, et même très bien. Mais de là à ce qu’ils paraissent, il y a une marge !
- Ils sont pourtant une excellente réponse à donner au torchon de Gerber…
- Je ne dis pas, poursuit la sous-préfète. Faire circuler une pétition et afficher une banderole sont une chose. Il y va de notre responsabilité de simple citoyen. Je dirais même que ça mettra un peu de folklore dans le voisinage. Mais éditer un article qui va froisser, pour ne pas dire plus, du monde, et quel monde ! Je ne suis vraiment pas certaine que La Dépêche aura l’audace d’allumer la mèche… La politique… Vous savez ce que c’est que la politique ? De quoi sont capables ces gens ? Les coups vont voler bas… Et croyez-moi, je sais de quoi je parle… »
Du coup, l’ambiance retombe. En somme, on n’est bon qu’à ça : amuser le bon peuple, faire des petites vagues, un ou deux pieds de nez pour la rigolade, des saltimbanques pour distraire la galerie. Mais que l’on ose parler un peu fort, un peu vrai, et l’on encourt de terribles foudres ? On nous prend notre voix à chaque échéance, et après « Fermez-là ! ».
« Pour ce qui me concerne, dis-je, je vais au bout. Je ne retirerai pas ma fresque. Que ceux qu’elle dérange viennent me le dire en face. Maire, pape ou flic ! J’en ai plus qu’assez de devoir toujours en passer par là où l’on veut que j’en passe. Je ne tomberai pas dans la provoque, mais je ne me jetterai pas non plus dans le puits.
- Ben moi non plus, je ne m’arrête pas là ! lance le p’tit gars. Je vais camper dans le bureau du patron, jusqu’à ce qu’il le publie, mon papier… Foi de Joseph !
- Joseph ? Qui c’est celui-là ?
- Ah ! C’est vrai que je n’ai jamais eu l’opportunité de me présenter… - il se lève, raide comme la tige d’un bambou, à peine chavirée par un ou deux coups de vent - … Joseph Bouletarille… À votre service ! »
Ce n’est pas pour se moquer, mais on y va tous plus ou moins d’un bel éclat de rire. Sans forcément le vouloir, notre petit reporter nous remet du baume au cœur, avec ses allures de clown, sans doute provoquées par l’alcool un peu précipitamment englouti. N’empêche ! Pour une belle équipe, c’est une belle équipe, que la nôtre.
Nous avons passé le reste de la journée aux préparatifs. Mathilde a fini par nous soumettre le texte de sa pétition. Approuvé à l’unanimité, après que le p’tit gars se fut permis de lui imposer une virgule là où elle n’en sentait pas la nécessité… Un prêté pour un rendu… 68 n’en finissait pas de se frotter les mains, radotant sur un air de lampion : « C’est une révolte ? Non, Messires, c’est une révolution ! ». Ce qui n’était pas forcément du goût de la sous-préfète, sauf son respect, les fesses entre deux chaises, qui malgré son coup de tête semblait tout de même réticente à balayer de quelques coups de pinceaux ses origines, et surtout parce que lorsque l’ex-préfet allait apprendre ce qui se tramait en face, avec dans la place une taupe, il y aurait de la soupe à la grimace à table.
Nous terminons cette journée au Pedussaut, une fois n’est pas coutume, un trois étoiles avec sommelier, rince-doigts et tout. Le p’tit gars à la place d’honneur. Il nous avait bigrement soigné, à notre tour. Seule, la sous-préfète a fait faux-bond ; pour une première fois, elle n’a pas voulu prendre le risque de découcher. Mathilde a commandé le champagne, et après le dernier toast porté à notre succès, nous convenons de nous mettre en action trois jours plus tard… Le lendemain de la mise en terre de notre vieil ami.