L’Ă©quation des poux (14)
À tout prendre, le jour où ce sera mon tour, j’espère que le soleil sera de la partie. Ce n’est déjà pas comique d’être dans la boîte, plus seul qu’un homard dans la casserole, si en plus il faut infliger aux copains de tapoter des pieds sous un ciel froid et pluvieux… Aucun d’entre nous n’ayant eu les confidences du vieux Gaston au sujet de l’au-delà , dans le doute Cyclope a fait venir le curé, qui nous a bâclé ses tours de goupillon, jugeant qu’a fortiori, sans messe et tout le bataclan, il avait mieux à faire ailleurs.
Après le cimetière, nous allons au Talmont. Tag l’ouvre exceptionnellement, proposant un vin chaud en souvenir du patron, parti pour son long voyage. Personne n’a l’envie de la jouer larme Ă l’œil. Il y a des dĂ©monstrations en certaines circonstances impudiques. Aussi, comme un jour ordinaire, on parle de tout, et surtout de rien ; l’enregistrement du cĹ“ur de Jean Paul II qui pourrait ĂŞtre diffusĂ© pendant la messe de minuit Ă NoĂ«l, dans une Ă©glise de Pologne ; des strip-teasers australiens qui rĂ©clament des hausses de salaires ; des matches du prochain Mondial de foot retransmis dans les paroisses protestantes… Bref ! ces petits riens qui nous montrent combien le monde marche toujours sur la tĂŞte. La meilleure, et en la circonstance, c’est 68 qui nous la sert : au BrĂ©sil, le maire d’une banlieue de Sao Paulo a dĂ©crĂ©tĂ© une « interdiction de mourir » dans sa commune jusqu’Ă nouvel ordre, faute de place dans le cimetière municipal. Oui, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
J’ai le choix de rentrer dans la DS de Cyclope, ou le machin d’occasion du p’tit gars. J’opte pour le crêpe de mes semelles. Malgré la pluie qui n’arrête pas, je sens que quelques détours via une ruelle ou une place ne seront pas de trop s’agissant de me recoudre les idées dans la tête, à l’endroit. Mon travail en cours avance assez bien… Cependant, depuis quelques jours, je songe sincèrement à le laisser en plan ; j’y reviendrai, il y a fort à parier, dans plusieurs mois. C’est que je ressens une espèce d’urgence… Comment lutter contre ce qui sourd en moi, sans dire son nom ? Il faut que je m’attaque aux commandes de Cyclope. Je n’ai aucune idée en tête, ni ne sais lequel des trois portraits entreprendre d’abord. L’inspiration n’est en rien responsable de ma décision de changer le cap de mon travail. Il ne m’est jamais arrivé d’abandonner une peinture en cours, en tout cas de la remettre à plus tard… À la vérité, la mort de Gaston me trotte dans la cervelle, me rappelant à la réalité des aléas dont nous sommes tous à la merci. Je veux faire ce boulot avant que… des fois que… Je veux m’attaquer à ce défi, maintenant, de crainte que la roulette, russe, ne me choisisse.
J’en suis là de mes pensées, rendu presque par inadvertance au portail de la maison. De la rue, je jette un œil sur mon mur, qui perd de sa fière allure sous la grisaille. Tu es content de toi ? que j’ai envie de lui balancer à la figure…
« Hé bien ! On peut dire que tu aimes faire courir les filles… »
Je me retourne, ahuri d’une accusation aussi inique que sibylline, qui me vient d’une Myrtille essoufflée, trempée, dont j’avais, je l’avoue sans vraiment de honte, quasi oublié l’existence.
« Je te cours après depuis une heure…
- Il y a une heure, j’étais encore au cimetière…
- Oui, c’est vrai. Je suis arrivée trop tard. Tu sais ce que c’est avec les trains, y en a toujours un pour retarder l’autre.
- Non, je ne sais pas. J’ai horreur des trains… Plus exactement : de les prendre. Je m’amusais bien avec, quand j’étais petit. Mais plus j’ai grandi, moins j’ai aimé jouer… Et tu arrives d’où ?
- Toulouse. Mais je te dérange, peut-être ?
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Ah ! Oui… Excuses-moi… Allez ! Viens… On sera mieux à l’intérieur. »
Je n’ai quand même pas perdu tous mes usages. Je l’invite à s’asseoir devant la cheminée, et du temps où les flammes commenceront à faire leur effet, je file à la salle de bain chercher une serviette propre. Le visage et les cheveux suffisent à détremper le tissu-éponge. Je lui proposerai bien d’aller prendre une douche pour sécher tout le reste, mais je craindrais une méprise.
« Est-ce que j’abuserai en te demandant la permission d’un bain chaud ? Mes vêtements sont trempés, et je grelotte… »
Du coup, je pousse l’obligeance jusqu’à lui permettre de fouiller dans les affaires d’Iris, voir si elle peut y dénicher de quoi satisfaire sa taille. Je profite du temps où elle chantonne dans la baignoire pour enfiler à mon tour de quoi être au sec. Café ou thé ? Je n’ai pas le souvenir, lors de notre rencontre chez Tag, de ce qu’elle avait pris. Tant pis ! Poum poum, tralala, ce sera toi qui chauffera ! J’aime autant, je n’ai jamais su m’y prendre avec les théières. Je prépare donc un café frais. J’emporte le tout sur un plateau jusqu’à la table basse, bazarde une nouvelle bûche dans l’âtre.
« Je peux ? Ça séchera plus vite… »
Comme chez elle, Myrtille dispose une chaise près de la cheminée, pour ses dessous et ses dessus. C’est quand même bizarre de la voir déambuler devant moi dans la longue jupe mauve et le pull lilas d’Iris. On prend le café, moi posé sur le bras du fauteuil, elle debout, à la fenêtre donnant sur la cour.
« Je ne suis pas certain que tu aies choisi le bon jour.
- J’en vois assez pour me rendre compte, répond-elle sans se retourner. Je suis désolée, mais je n’ai pas pu venir plus tôt…
- Plus tĂ´t pourquoi ?
- Pour me rendre compte de ton talent.
- Lequel ? Celui dehors, ou celui dedans ?
- Pardon ? »
Elle vient déposer sa tasse vide et prend place dans le fauteuil, s’y étale jusqu’à frôler mon bras. Je me lève et me pose sur la banquette en pierre de la cheminée, face à elle.
« Oui, je disais : mon acrylique, ou ma stylographie ?
- Je n’ai pas encore vu la seconde, mais l’une et l’autre sont du même peintre ; si talent il y a, il doit être de même valeur, non ?
- Au fait, où en es-tu de ta vocation de critique ? dis-je, commençant à m’en griller une (ni une ni deux, Myrtille vient me la chiper de la bouche et s’en retourne à mes coussins). Sur Toulouse, il doit y avoir matière à croquer de la toile, pas vrai ? (et je m’en allume une autre, la tenant fermement entre mes doigts).
- LĂ , je sens comme une pointe.
- « On fait de la critique quand on ne peut pas faire de l’art, de mĂŞme qu’on se met mouchard quand on ne peut pas ĂŞtre soldat ». Gustave Flaubert. C’était ma minute de dent dure.
- « Si vous n’ĂŞtes pas assez fort pour supporter la critique, vous ĂŞtes trop petit pour mĂ©riter la considĂ©ration ». Anonyme. C’est ma seconde du tac au tac.
- D’accord… Maintenant qu’on s’est tout dit, on pourrait peut-être passer à table. C’est mon petit creux de midi. Il reste une conserve de confit de canard de notre stock de guerre. Cyclope n’a pas voulu la remporter. Tu n’as rien contre le confit, au moins ?
- Au point où j’en suis, je mangerais un éléphant.
- On crève de faim aussi, dans la critique ? »
Myrtille me jette un sourire à couper toute envie de faire ami-ami. Je n’ai rien contre elle, précisément. Elle me rend tout simplement nerveux, comme sur la défensive, alors j’attaque plus qu’il ne faudrait. C’est idiot, certes. C’est quand même plus fort que moi. En attendant, je fais la dînette, tandis que je laisse ma visiteuse cheminer d’un tableau à l’autre, qu’Iris a semé un peu partout dans la maison. Je lui ai seulement demandé de ne pas entrer dans l’atelier. Le couloir qui y conduit, oui. La porte au fond, non. Personne n’entre à l’atelier avant moi. Il n’y a aucune superstition là -dedans. Il ne me viendrait pas à l’idée de laisser entrer quelqu’un dans ma chambre sans que je n’aie vérifié avant s’il ne traînait pas quelques affaires par-ci par-là ; question de décence. Il n’y aucune raison que ce ne soit pas pareil pour l’atelier. Mes charentaises en plein passage (alors que leur place est à droite de la porte, en entrant), mes mitaines sur la table à peindre (alors qu’elles devraient être sur l’étagère), un stylo décapuchonné (alors que tout le monde sait que je re-capuchonne systématiquement), et c’est ma réputation qui en prendrait un sale coup… enfin… la réputation que je pourrais avoir, si j’en avais une… Quand je le disais qu’elle me rend nerveuse, la petite Myrtille, avec ses airs de ne pas y regarder de très près ! Jusqu’à m’en faire tenir des raisonnements sans queue ni tête.
« À table ! »
Une petite entrée : un ravier de carottes râpées, qui aideront peut-être à l’amabilité réciproque qui semble nous faire défaut, pour le moment.
« On peut parler franchement ? demande Myrtille entre deux coups de fourchette. Question idiote… Je la retire…
- Hé bien vas-y, parle, franchement… et je lui verse un peu d’un fond de Bordeaux, manière de lui montrer que je suis capable de passer sur les bêtises que j’entends.
- Il ne faut pas que tu perdes ton temps avec des trucs comme celui de dehors.
- Un : tu as raison, je n’ai pas de temps à perdre. Deux : je suis le seul à décider de ce qui me fait perdre ou non mon temps.
- Je sais que j’ai encore à faire mes armes avec la peinture d’aujourd’hui, mais ton acrylique, je ne crois pas qu’elle va apporter quelque chose à ton travail…
- Trois, si tu m’avais laissé finir : même si « le truc » dehors, comme tu dis, est de loin ce que j’ai fait de plus… disons : artisanal, je ne le renie pas. Et contrairement à ce que tu pourrais penser, il est plus difficile de ne pas renier que d’accepter.
- En clair ?
- Qu’il me serait plus facile de mettre un badigeon blanc là -dessus pour qu’on en parle plus, plutôt que de l’avoir en permanence sous les yeux, et à me demander non pas quel rapport avec ma peinture, mais pourquoi j’ai ouvert ma boîte de Pandore ?
- La réponse ?
- Tu veux tout savoir sans payer, hein ?
- Je m’intéresse, c’est tout. Il n’y a pas que la peinture d’intéressant chez le peintre, mais l’homme. Il ne fait pas les choses sans raison, à moins d’être dilettante. Dans ce cas, le peintre n’est que peintre, et non un artiste.
- On y est ! Les grands mots ! Et d’après toi, c’est quoi, un artiste ? »
Je ne cours pas après le verdict, d’autant moins que le confit risquerait de ne pas apprécier l’attente ; donc je le sers illico, mais sans changer d’assiettes. La vaisselle n’est pas ma tasse de thé.
« C’est un violeur qui sait se faire aimer de ses proies », finit par dire Myrtille.
J’en ai déjà entendu des vertes et des pas mûres… Mais celle-là !
« Violeur d’âme, de l’esprit, s’entend…
- Je ne suis pas certain que la précision change quelque chose, dis-je. Je fais violence, moi, par mon travail, à ton esprit ou à tout ce que tu voudras ? Je fais du spectateur de ma peinture une proie ?
- Comment peux-tu expliquer que ce qui m’est à l’origine strictement inutile me devienne à ce point essentiel ? Je dors, je mange, je travaille, je fais l’amour. Ai-je besoin d’autre chose dans ma vie, pour exister ? Ou si tu préfères, mon existence a-t-elle une autre signification que ces besoins naturels et sociaux ? D’un point de vue essentialiste, non. Pourtant, lorsque je découvre ta peinture, celle-ci, je veux dire (elle désigne d’un large mouvement du bras l’intérieur de la maison), j’ai le sentiment profond qu’il me manque quelque chose de significatif à mon existence : l’acte de penser. La peinture n’appelle peut-être pas qu’à la pensée, mais elle l’appelle. C’est en cela que je parle de proie. La peinture, l’art en général me fouille la tête, il s’en empare comme pour s’en nourrir. Ton travail, celui de quelques autres… Et je crois que j’aime qu’on me tourmente un peu l’esprit… Sinon, quelle barbe, la vie !
- Un yaourt ? Je crois que c’est le seul dessert qui reste… »
Pas de dessert pour Mademoiselle, s’il n’est pas à 0 % de matière grasse, ou bifidus, ou je ne sais quoi… Quant à moi, je préfère rester sur le salé. Je n’ai rien fait pour, mais puisque Myrtille se met à frotter les assiettes sous le robinet de l’évier, je profite et vais voir où en est la cheminée de sa flambée. Une petite bûche, même une grosse, et les pieds seront bien au chaud, le temps au moins d’une bonne cigarette, et d’un petit cordial, dont je me ressers un doigt sitôt que Myrtille me rejoint, de manière à ne pas la laisser en tête-à -tête avec son verre.
« J’ai l’impression qu’il y a des sujets que tu préfères éviter, revient-elle à la charge.
- Disons que je trouve qu’on parle beaucoup sur ces sujets, et que je ne pense pas qu’il soit si utile, en tout cas important, de s’étendre dessus.
- Mais je trouve important de parler de ton talent…
- Important pour qui ? La spectatrice, la critique d’art, ou la copine de Tag ?
- Aucune des trois plus particulièrement. Simplement pour toi. Il me semble que tout créateur a besoin de se sentir apprécié, lorsqu’il son travail le mérite…
- Alors ne te fatigue pas. Si j’ai des besoins, c’est surtout d’un toit, de manger et de quoi acheter mon matériel. Encore que pour ce dernier, j’ai trouvé la solution : mes stylos ne me coûtent pas trop cher. Est-ce que toutes les bonnes paroles qu’on pourrait me donner suffiraient à me garantir de quoi satisfaire ces besoins-là ?
- Évidemment non… Mais il n’y a pas que ça…
- Non, mais tout commence par là . Et tant qu’on n’aura pas trouvé le moyen plus ou moins idéal pour que les artistes, fussent-ils talentueux, ne meurent pas de faim, le reste n’est que de la philosophie, certes intéressante, mais qui fait surtout perdre du temps, pire : donne bonne ou mauvaise conscience, selon le côté de la barrière où l’on se trouve.
- Ça t’amuse de jouer les cyniques ?
- Plus ou moins, je l’avoue… »
Elle se lève, sans que je puisse discerner sur son visage, du fait de ma réponse, agacement ou soulagement, et constate de l’état d’avancement du séchage de ses vêtements. Apparemment, il faudra attendre que la bûche en cours soit consumée jusqu’à la cendre. De toute façon, il n’y a pas le feu : je ne me sens plus en appétit d’atelier, aujourd’hui.
« Peut-être qu’on peut parler de ta Boîte de Pandore, alors ?
- Non. Ou plutôt si : je l’ai ouverte, mais je crois l’avoir définitivement refermée.
- J’ai l’impression que demander pourquoi serait inutile ?
- D’autant plus demandé par toi… Ou alors c’est que tu n’es pas certaine de ton jugement, ou confiante en ta parole de critique…
- Je pose mon joker.
- Regarde Ă nouveau par la fenĂŞtre.
- Ah ! Je vois… C’est ça…
- Oui, c’est ça.
- Dans le fond, tu es moins cynique qu’il n’y paraît.
- Dans le fond, qui sait ? »
Là , elle sourit franchement. Ce qui n’est pas plus mal, l’ambiance commençait à s’alourdir. Il y a des jours comme ça où, parce que l’on est soi-même pas très amène, chacun en pâtit. Il y a des jours où l’on voudrait ne voir personne ni n’avoir à leur répondre. Des jours où je souhaiterais n’être pas plus grand, et plus profond qu’un trou de souris, parce que mon besoin de solitude s’y terrerait avec un plaisir sans équivalent.