L’Ă©quation des poux (16)
À notre approche, 68 s’écarte du Conseiller Régional, fait un pas vers moi, me prend même par l’épaule, et d’un signe théâtral, bombarde un :
« Le voici, notre artiste ! »
Le Conseiller Régional, pour lors de dos, se tourne, et je ne sais si elle lui vient du souvenir de notre unique rencontre, lorsqu’il était majoritairement aux affaires, mais je sens comme une crispation sur sa figure, si fugace qu’elle échappe, ma tête à couper, au reste de la compagnie.
« Monsieur Sapiens, permettez-moi de vous présenter Capuchon, l’auteur de cette fresque, et artiste dont cette ville devrait s’enorgueillir.
- Je crois que nous nous connaissons… dit le sieur Sapiens.
- Je le crois en effet… Et je me souviens parfaitement des circonstances…
- Vous avez de la chance. Voyez-vous, je rencontre tellement de personnes et dans des situations les plus diverses, qu’il m’est difficile d’avoir le souvenir de tous et de tout.
- Nous en reparlerons, à l’occasion. Mais que nous vaut l’honneur de votre visite ?
- Monsieur Sapiens s’apprête à nous soutenir dans notre engagement, intervient Cyclope. En commençant par proposer de porter à l’ordre du jour du prochain conseil municipal la question de ton mur. Bien qu’élu de l’opposition, il ne désespère pas d’y parvenir. Une seule personne, en l’occurrence le maire, n’a pas à statuer du bien ou mal fondé d’une œuvre d’art.
- Nous sommes d’accord sur ce point, mais je crois que…
- Ce que veut dire notre ami, me coupe Mathilde, c’est que nous nous préparions justement à mettre la dernière main à une motion que nous comptions vous soumettre, afin que vous la défendiez en notre nom…
- C’est pourquoi, que je reprends, je vous demande de ne rien entreprendre avant que…
- Oui, ce que dit Capuchon, me coupe de nouveau Mathilde, c’est que nous voulons procéder dans l’ordre. En premier lieu, récolter des signatures à notre pétition, ensuite vous apporter un dossier qui se tienne !
- À votre disposition, dit le Conseiller Régional, sans doute crispé devant nos propres tergiversations. Passez à ma permanence dès que vous serez prêts.
- Nous viendrons, soyez en certain ! ponctue Cyclope.
- Entendu. Maintenant, vous m’excuserez, je suis attendu pour le problème de la crèche. Ça n’arrête pas ! Alors à bientôt… »
Sapiens serre toutes nos mains avant de partir les siennes dans les poches de son long manteau.
« Mais qu’est-ce qui te prend ? grogne Cyclope. On a besoin de ce type…
- Allons discuter de ça devant un café, que je propose. »
Et nous rentrons. Mathilde s’excuse de s’être improvisée ma porte-parole, mais me sentant trop sur les dents, elle a jugé que la diplomatie serait plus utile que le rentre-dedans. Ensuite, le démêlé porte d’une part sur la manière de répondre aux avances de Sapiens, qui est en pleine pêche aux voix, d’autre part sur le fait que je n’accepte pas que la mobilisation se focalise sur ma personne. Le message que l’on essaye de faire passer ne vaut que s’il concerne chacun de nous tous, et il ne s’agit pas uniquement des peintres qui sont devant ma cheminée en train de se caféiner à qui mieux mieux. En résumé : l’art dans la rue, soutien et motivation des instances publiques envers les artistes de proximité, et non revendications personnelles stricto sensu. Du pain pour tous, non du beurre pour mes épinards !
Sur ce, nous apparaît Joseph Bouletarille, énervé en diable, ne décolérant guère, du même coup surexcité. Son papier ne sera pas publié, trop incisif et jugé insuffisamment impartial. Le p’tit gars y voit une injustice flagrante contre la cause dont il s’est épris. Aussi a-t-il décidé de surenchérir : non content de camper sous les fenêtres du journal, il entame une grève de la faim…
« Holà ! Doucement, mon gars, que je freine. D’accord pour monter au créneau, mais hors de question d’y casser sa pipe !
- Non, non ! C’est décidé. Et si je ne le fais pas pour vous, ce sera pour moi. Je réclame mon droit à la parole ! Je n’entends pas compter les points toute ma vie. Maintenant que je me sens une petite plume, je veux la possibilité de remplir intelligemment les colonnes.
- J’en suis ! intervient Sam. La rue, ça me connaît. Et jeûner, pas moins. Deux estomacs vides pèseront davantage sur la conscience éditoriale des censeurs.
- Pas de précipitation…
- 68 a raison, dit Cyclope. Nous avons tout le temps avant de mettre un cran supplémentaire à nos ceintures. En attendant, c’est l’heure de la soupe. »
Après cette heure qui s’est prolongée de conciliabules en arguties, Mathilde et moi nous sommes retournés à notre porte-à -porte. La matinée a été fructueuse, l’après-midi point. Phénomène étrange, après tout facilement explicable : plus nous nous éloignions de chez moi, moins les gens se sentaient concernés par le propos. Phénomène vérifié par le fait qu’au portail, les copains ont eu davantage de succès. Comme si au pied du mur la signature se donne de soi, tandis que loin des yeux, loin du cœur et de la raison. Bref ! La récolte au premier soir de notre quête nous laisse un maigre butin, pas de quoi impressionner un Conseiller Régional. L’emportement des premières heures nous avait fait croire en notre capacité à bousculer l’indifférence, la réalité nous oblige à retrousser nos manches. La proximité des fêtes n’est pas étrangère à la frivolité des esprits, qui sont à mille préoccupations de la revendication ; une analyse bistrotière qui arrange à propos notre espoir.
Or, les quelques jours suivants ont été du même acabit. Nous avons claqué des pieds devant mon portail, proposant notre pétition, nous la voyant dédaigner plus souvent qu’à son tour, et les portes des maisons demeuraient ostensiblement closes tandis que les rues s’emplissaient de personnes affairées aux préparatifs festifs. Oui, les têtes étaient aux estomacs plus qu’à l’engagement culturel et aux badinages intellectuels.
À la tradition religieuse est venue se greffer l’opportunité mercantile, et chaque année, deux jours avant la Noël, le marché de nuit installe sur la Place Nationale son lot toujours plus fourni de stands de spécialités régionales, d’artisanats d’art et de bimbeloteries. En cette occasion, le monde ne craint plus d’être bousculé par la foule, à la recherche du produit frais pour la table ou du cadeau de dernière minute. Le prétexte d’abord pour tous de baigner dans l’ambiance avant l’heure, le colossal sapin illuminé, les guirlandes aux balcons, les chants de Noël diffusés par la sono municipale.
Il ne fait pas chaud, non ! Un vilain courant d’air nous prend des fesses à la nuque, transperçant nos paletots, glaçant nos vieux os. Pareils aux cheveux dans la soupe, nous ne pouvons nous contenter que d’une petite place, à la sortie des arcades, là où il semble qu’on nous tolère. 68 et moi avons pris la décision dans la matinée, Tag ayant préféré nous assister sans exposer elle-même. Cinq à six toiles chacun, sans illusion superfétatoire, ne pouvant tout simplement plus nous résigner à ne pas faire partie de la vie qui va son train. Si nous n’imposons guère notre espace au sein de la communauté, personne ne nous le consentira. Il ne s’agit pas d’une révélation soudaine, plutôt la suite logique, le prolongement de la revendication formulée depuis une quinzaine. Plus nous prenons la réalité de la difficulté de ce combat, plus nous nous entêtons à le mener au bout. À tomber, que ce soit sans regret.
Évidemment, nous ne faisons pas recette. Et pour tout dire, le déplacement ne vaut que par notre insistance à vouloir multiplier les signatures à notre pétition. Inutile de sortir de Science Po pour comprendre que ce n’est ni l’heure ni le lieu. Mais nous sommes là , avec la ferme intention de n’en partir qu’au douzième coup de minuit. Chaque quart d’heure, nous sirotons un vin chaud, Tag en serveuse, faisant la navette de notre stand improvisé à la buvette. Parfois, un quidam se détache du flot ininterrompu de badauds, brave sa timidité en marquant le pas à notre hauteur, s’attarde d’une attention polie sur nos toiles, ose une courte question. Si peu d’entrain envers notre étal qu’il nous paraît évident que la vie est quand même moins vache aux produits de bouches qu’à ceux de l’esprit…
« Ticket, s’iou plaît ! »
Le type nous est sorti d’on ne sait où, la main tendue, une sacoche d’encaisseur sur le ventre.
« Quel ticket ? demandé-je.
- Celui que la mairie vous a remis en échange de l’autorisation de vous installer sur le marché…
- Une autorisation… ? dit 68.
- Oui…
- De la mairie… ? dis-je.
- Oui…
- Pour avoir le droit d’être sur une place publique ?
- Non, pour avoir le droit de vendre vos… vos machins.
- Mais nous ne vendons pas, mon bon monsieur. Nous faisons seulement prendre l’air à nos machins, comme vous dites.
- On ne me la fait pas, Ă moi. Alors, ce ticket, vous me le montrez ?
- Non.
- Et pourquoi, je vous prie ?
- On ne peut pas vous montrez ce qu’on n’a pas.
- Vous êtes des resquilleurs, alors ? Très bien ! Je vous mets l’amende en plus…
- En plus de quoi ?
- De la taxe…
- Quelle taxe ?
- Celle qui vous donne le droit de vendre…
- Mais puisqu’on vous dit qu’on ne vend pas ! Tu as vendu quelque chose, toi ?
- Pas ça ! fait 68. »
On tourne pas mal en rond, l’autre défendant son bout de gras, tandis que nous tentons une parade à l’extorsion de fonds : une signature à notre pétition contre son ticket. Tête de pioche, il ne veut rien entendre, et se propose de faire son rapport à l’autorité. Le ton monte, hisse sa fausse note au-dessus des pastorales. L’animation n’étant pas au programme des réjouissances, l’attroupement qui s’ensuit nous réchauffe. Les partis se prennent aussitôt : une poignée d’incontrôlables en faveur des frondeurs, une pleine charretée de bons citoyens outrés de ce manquement à l’ordre public, pris à témoin par le préposé aux tickets qui n’en finit plus d’appeler à la rescousse notre bonne volonté, notre civisme, et surtout quelque patrouille en chasse de voleurs à la tire.
« Mais où irions-nous si chacun n’en faisait qu’à sa tête ? prend-il à témoin l’auditoire. Je vais leur apprendre, moi, à respecter les lois !
- Et ne les loupez pas ! lance une voix en seconde ligne du demi-cercle qui nous fait face.
- Vous ne pouvez pas les laisser tranquilles ? répond une autre voix. Ils ne font rien de mal…
- Ce sont des récidivistes, je vous le dis, reprend la première voix. Ces deux-là sont connus comme les loups blancs… »
La voix prend corps, en la personne de Pierre Ravageons, vice-président des artristes, fendant le rang pour s’installer entre le redresseur de torts et nous. Il y va aussitôt d’une harangue, et bien que sautant d’un sujet à l’autre, vise à bout portant : notre prétention à nous dire artistes ; notre amateurisme faisant concurrence déloyale aux artistes déclarés et reconnus ; l’illégalité de vendre avec ou sans autorisation municipale, en raison de ce statut d’amateur ; l’existence de La Boîte à Bleu, une galerie commerciale qui ne dit pas son nom ; ma fresque, œuvrette de gamin. Bref ! Il nous laisse, 68 et moi, sur la légère impression d’une amertume non digérée, qui lui viendrait sans doute d’un retour d’âge laborieux.
« Vous comprenez, prend-il encore la foule à témoin, chez ces gens-là , on fait ses petites affaires sans en avoir l’air du tout, et on triche à tour de… »
Il ne finira pas sa phrase, Tag ne lui en laisse guère le loisir. Excédée par ce débordement d’aigreur, elle a attrapé sur un stand voisin une magnifique tarte à la crème et la lui fiche au beau milieu du nez. Coup droit qui, s’il cloue le bec du petit bonhomme, le temps de la surprise, déclenche aussitôt après chez lui une danse de Saint-Guy, de laquelle il espère se débarbouiller.
« Cré nom d’un caillou* ! hurle-t-il en soliste du tollé qui s’élève contre nos trois personnes. Vous allez voir si je ne me chauffe pas d’un bois dur… ! Et vous, vous me les gardez une minute… »
Ravageons fend le cercle, disparaît derrière le rang reformé, et nous devons faire front à un mur de silence aux yeux durs. Nous sommes venus avec l’intention de nous faire des amis, il est évident que nous allons les compter comme les cheveux sur le crâne d’un chauve. N’empêche ! C’est le moment de pouffer, ou je ne m’y connais pas. Tag donne le ton. Nous lui donnons la réplique. Un léger écho nous répond.
« Voilà qui est envoyé ! lance un gars.
- Il ne l’a pas volé ! souligne la jeune femme à ses côtés. »
Mais versatile, la foule se désintéresse de nous aussi facilement qu’elle nous a pris en grippe ; rappelée à ses réjouissances, elle s’égaille parmi les étals du marché.
« Bien ! dis-je. Je crois qu’il est temps de remballer… » Et nous nous mettons à rassembler nos machins.
« Qu’est-ce que vous faites ? Ah ! Mais non ! D’abord, vous n’y couperez pas de la taxe et de l’amende. Ensuite, vous ne bougez pas d’ici tant que le monsieur n’est pas revenu…
- Vous êtes quoi, au juste ? demandé-je.
- Officier municipal, assermenté…
- Ça ronfle bien, dit 68.
- Officier de quoi ?
- De toutes les tâches que Monsieur le Maire me donne à faire…
- Garde-champĂŞtre, en somme ?
- Il n’y a pas de sot métier, s’excuse l’autre.
- Beaucoup moins que de sottes gens, c’est certain. En tout cas, ravi de vous avoir connu… »
Nos toiles sous les bras, nous prenons la direction de la Boîte à Bleu, sous les injonctions de faire demi-tour du garde-champêtre. Il commence vraiment à nous courir, ce roquet, même si nous lui accordons le fait de ne faire que son boulot. Et plutôt bien… Puisque à peine quittons-nous la place du marché, qu’une exclamation triomphante retentit dans notre dos…
* Caillou : porc, en langue France-Vellave.