L’Ă©quation des poux (17)
« Les voilà ! »
Je me retourne et une troupe presse le pas avec l’intention manifeste de nous rejoindre, le roquet et Ravageons en première ligne. Le second rang aurait de quoi inquiéter les premiers paranos venus : un quarteron de flics en tenue devançant deux civils, dont notre maire à tous. Vilain temps pour les poux !
« Vous avez vu ce que je vois ? »
Tag et 68 marquent le pas Ă leur tour.
« Ma parole, on nous prend pour les Pieds Nickelés, rigole 68.
- Les quoi ?
- C’est vrai… Tu es trop jeune… Tu as été nourrie à la Tintinmaniaque… Bon ! Je veux bien jouer les Ribouldingue.
- Et moi, je suis Filochard ou Croquignol ?
- À ton avis ?
- Il n’y a pas un rôle à la Yoko Tsuno pour moi ? demande Tag.
- Qui sait celle-lĂ ?
- Dites ! Si on s’inquiétait un peu de notre sort, dis-je, parce que je ne vois pas d’issue de secours entre la soldatesque et nous. »
Mais on ne nous laisse pas le temps de cogiter. L’entarté a sur le feu une vengeance qu’il ne tient pas à l’évidence laisser refroidir. L’accusation cingle comme le fouet du postillon sur la croupe de l’attelage. Nous sommes les criminels de lèse-majesté, ce sont eux, ils sont là , pris la main dans le sac. Y a plus qu’à nous passer les bracelets. Aussitôt dit, aussitôt la force publique nous encadre comme les immoralistes ainsi que décrits.
« Hé ! Doucement ! proteste 68. Nous ne sommes plus au temps des évènements. On peut discuter, non ?
- Effectivement, dit le maire. Nous ne sommes pas obligés d’en venir tout de suite aux mains. Alors, vous ne pouviez pas vous en tenir à votre sphère privée, il fallait aussi un esclandre public à votre tableau ? Et qui sont ces deux personnes ?
- Vous n’allez pas discuter avec ces gens-là , Monsieur le Maire ? s’impatiente Ravageons.
- D’autant que nous ne nous déplaçons rarement pour rien, surenchérit un type au costard explicite. Monsieur porte plainte, nous avons nos coupables… Sauf votre respect, nous les embarquons.
- Il n’y a pas moyen de l’éviter ? demande le maire.
- Pas si la plainte est maintenue.
- Monsieur Ravageons, si ces personnes vous présentent leurs excuses, seriez-vous prêts à passer l’éponge ?
- Pour qu’à la première occasion ils remettent ça ? Non ! Il leur faut une bonne leçon…
- Je me permets de vous rappeler, Monsieur le Maire, s’immisce le garde-champêtre, qu’ils n’ont pas payé ni la taxe, ni l’amende pour défaut de paiement de taxe. Pensez si ça venait à se savoir ! Plus personne ne voudra payer si on apprend qu’il y a des passe-droits…
- Vous plaisantez, j’espère ! Allez ! Embarquez-les ! Une nuit au poste les fera réfléchir. Mais de la distinction et de la discrétion, commissaire. Pas de menottes. Je ne veux pas que ma ville passe pour une de ces banlieues où tout flambe. »
Le maire s’en retourne à ses affaires, Ravageons à son rapport à la Tour de Garde, le roquet à sa tournée, et les flics nous mènent au poste dans la minute, charme de ces petites villes de province où tout est à portée de pas, et qui n’en connaissent pas moins les usages : chacun de nous trois se voit offrir par le contribuable une communication téléphonique. Une largesse judiciaire dont ni 68 ni moi n’userons, personne ne nous attend. Tag va faire une tentative : Myrtille est peut-être encore au studio. Nous nous mettons d’accord pour qu’elle ne prévienne la compagnie que dans la mesure où la garde-à -vue se prolongerait au-delà de l’acceptable.
« Vous me mettez tout ça dans la cellule de dégrisement, ordonne le commissaire.
- Il y a déjà du monde, prévient un subalterne.
- Beaucoup ?
- Deux…
- Ce qui nous fait cinq. Bah ! Ils se tiendront chaud. Allez ! Et que ça saute ! »
Dans ladite cellule, nous sommes comme qui dirait en pays de connaissance, car quelle n’est pas notre surprise d’y retrouver le p’tit gars et Sam. Les flics les ont embarqués en début de soirée ; de concert La Dépêche et la mairie ne voulant pas de campement improvisé, l’une sous ses fenêtres l’autre sur ses pelouses, ont décidé de la manière forte afin d’éviter que la pagaille ne se propage. Nos amis étaient sur les nerfs mais notre arrivée, après leur avoir arracher un fou rire, les détend, la narration de notre aventure par Tag a de quoi.
« J’aurais bien aimé qu’ils nous laissent nos toiles, soupire 68. On se serait fait notre petite expo en tôle… Mon rêve !
- Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demande le p’tit gars.
- Si on leur demandait un jeu de tarot ? dis-je. On est juste le compte…
- À y être, qu’ils ajoutent au panier une ou deux bouteilles de Château Yquem de 75, propose 68. »
Inutile de faire l’article : avec ou sans vue sur le ciel, un cachot reste un cachot. On a vite fait de tourner en rond, quel que soit le bout par lequel on entame le cent pas. Le commissaire connaît parfaitement son boulot : une demi-heure après notre enfermement, l’atmosphère d’étuve devient irrespirable. Et tout ce cirque pour une petite tarte de rien du tout sur le nez d’un vieux rombier* ! Nous en sommes à cette triste constatation lorsque claque le verrou et revient la lumière. Le planton nous compte (s’imaginant peut-être que l’un d’entre nous aurait pu se glisser dans le trou d’une souris et prendre la poudre d’escampette) puis nous prie escortemment de le suivre jusqu’au bureau du commissaire.
« Pour un peu, vous passiez la nuit à peu de frais, dit ce dernier. Enfin ! La fortune sourit à ceux qui ont le bras long !
- Ce qui veut dire ?
- Le procureur vient d’appeler. Vous pouvez rentrer chez vous.
- Mais…
- Quoi encore ?
- Je ne sais pas moi, dis-je. Pas d’interrogatoire ? Pas de confrontation ? Pas de…
- Je ne suis pas vraiment d’humeur à jouer les metteurs en scène. Le cinéma, c’est la première rue sur votre gauche en sortant. Maintenant vous allez être gentils, vous me signez ces procès verbaux, vous prenez votre barda, et tout le monde dehors ! »
Dernière surprise de cette longue soirée : Cyclope nous attend à la sortie, et nous nous tassons tant bien que mal dans la DS 21, direction la Boîte à Bleu, reprendre notre souffle, faire le point, décider de rendre ou non la monnaie de sa pièce à Ravageons, et plus généralement trancher sans plus hésiter : allons-nous répondre au front commun qui semble se lever contre nous, ou nous coucher dessus et manger notre pain noir ? La nuit, bien que blanche, ayant porté son conseil, nous n’irons au charbon qu’une fois la célébration de la nativité achevée, voire commencée la nouvelle année… Ne dit-on pas que patience est vertu de héros ?
« Allo ! … Hé ! Qui veux-tu que ce soit ? … Oui… Qu’est-ce qui t’amène ? … Quand ? … Oh oui, ça peut se faire… Hein ? … Si je le vois, oui… Il est sur Albi… Ouais… Deux semaines, je crois… Tu as appelé chez lui ?… Retente le coup en fin d’après-midi… Bon ! Ok ! … À plus ! »
Le coup de téléphone de Tag m’a coupé et l’esprit et la main. Il faut dire que je me suis installé à l’atelier alors que le soleil était encore à lanterner du côté de La Havane. Plus que la fatigue, l’idée de retrouver la bande au complet explique ma soudaine envie de m’affaler dans le fauteuil, devant la cheminée, d’en griller une, de siroter un café, et de rêvasser. Il faut dire que dès le lendemain de l’épisode commissariat, je me suis retranché à la maison, ne prisant guère les fêtes. Une bonne quinzaine de solitude bienvenue, cure de travail salutaire, rien de tel pour remédier aux maux de dent et de cœur. N’importe quel anachorète en attestera. Bref ! Et trêve de philosophie, je n’aurais sans doute pas assez des deux ou trois heures devant moi pour me récurer et me mettre sur mon trente et un. C’est-à -dire que tout entier à ma retraite, j’en ai oublié quelque peu le minimum syndical d’ablutions, et que pour faire honneur à mes amis je vais devoir en noircir de l’eau.
Donc, propre comme un sou neuf, je boucle la maison et m’en vais d’un pas gourmand sur les trottoirs menant au Talmont. Je n’aurais pas imaginé ce grand plaisir de retrouver les collègues, qui me monte à la poitrine à mesure de ma marche. Sans doute l’absence d’Iris fait plus de ravage que je ne saurais me l’avouer. Devrais-je faire appel à quelque docteur en psychologie, qui me confirmerait un report de ce débord d’affection que je ne suis pas en mesure de partager pour l’heure ? Enfin ! À chacun ses petits tourments.
Le grand bistrot éclaire le quartier comme un phare la nuit l’îlot. Le bon temps, semblant déjà lointain, où le vieux Gaston traînait sa patte de table en table, est de retour. La rue est un joli petit pont de bois qu’il suffit de franchir avant d’atteindre l’éden des poux. Une affichette a été scotchée sur la vitre de la porte : Ouvert pour cause de réunion. Ah ! Moi qui pensais pouvoir m’installer les pieds sous la table sans avoir à me triturer les méninges. En tout cas, je ne paierai pas plus cher pour savoir par avance ce que Tag nous a mijoté cette fois. Chaque chose vient à point à qui veut épargner.
« Salut la compagnie ! »
Je suis pour ainsi dire le dernier. Seul Cyclope manque à l’appel. Je distribue quelques bises, serres des mains à la pelle, j’étais loin de m’imaginer avoir autant de copains. Quoi, une grosse demi-douzaine ? Tout est prêt pour un sérieux apéritif, et des cuisines s’échappe un fumet de safran à se pourlécher les babines. J’ignore ce que Tag nous a mijoté, mais nous ne sommes pas partis pour nous embêter. Le second verre fait arriver Cyclope dans un crissement de frein et claquement de portière.
« J’espère que vous m’en avez laissé au moins un fond ! lance-t-il en passant la porte. Je n’ai jamais vu autant de fous sur la route ! On se demande ce que font les psys, je vous jure ! Alors, qu’est-ce qui se passe ? »
Apparemment, Tag a juré de s’amuser avec nos nerfs. Elle a si bien fait les choses qu’il est difficile de penser que cette petite sauterie n’a été organisée que comme ça, en passant… Or la bougresse se refuse pour l’heure à la moindre confidence. Au dessert, et si elle ne l’a pas dit cent fois, elle ne l’a pas promis une seule fois, nous saurons de quoi il retourne. Du zinc, que nous avons délesté en cinq sec de ses tapas, nous passons à table. La paella se vide de la poêle jusqu’à emplir nos assiettes. Je sers le Don Miguel Torres, en commençant par ces dames. En insistant un peu, Mathilde accepte de déroger à ses habitudes d’eau minérale. Entre deux coups de fourchettes, nous nous débarrassons de la chronique judiciaire : la plainte de Ravageons, qui suit son cours. Il réclame un colossal dédommagement à l’affront public. Il n’y a pas à désespérer de la future plaidoirie de la défense de Tag, dixit Mathilde. Au passage, elle nous apprend que nous devons notre sortie prématurée à l’intervention de la Sous-préfète, dont les absences et les silences répétés cachent mal la difficulté qu’elle éprouve à se situer entre son attirance pour la peinture d’une part, d’autre part son devoir de fidélité envers l’ex-fonction de son époux, laquelle lui recommande de ne pas s’afficher avec des traîne-savates dans notre genre. Le reste de la conversation se fait à l’inspiration du moment. L’expo de Cyclope, un succès, comme toujours. L’amertume de nos deux ex-grévistes du ventre, privés d’auditoire, faute de tribune. Ils veulent repiquer au truc, nous déployons tout notre talent et un trésor d’imagination pour les en dissuader. Le p’tit gars n’a plus remis les pieds au journal ; la journée, il s’occupe des expédients qui lui assurent son quotidien ; le soir, il trempe sa plume dans l’acide avec le secret espoir de pondre le pamphlet du siècle. Quant à Sam, ne voulant pas me déranger plus longtemps, il a élu domicile au premier étage du bistrot, avec la complicité de Tag qui en possède toujours, et plus ou moins officiellement, la clé…
« Bon ! Voilà ! annonce Tag, tapotant son verre de la lame d’un couteau pour obtenir notre silence. Maintenant que vous avez dévoré le mousquetaire au chocolat, nous allons pouvoir en venir au fait…
- Ouais ! l’interrompt Cyclope. Mais est-il possible d’arroser ce fait d’une petite coupe ? J’avoue une terrible soif.
- Servez-lui quelque chose, propose Myrtille. Sinon nous ne sommes pas prêts de savoir de quoi il s’agit.
- Après tout, oui ! dit Tag. J’ai mis deux bouteilles au frais… »
Elle se lève et disparaît précipitamment derrière le zinc, la porte du frigo claque, Tag réapparaît les bouteilles de champagne en main, les pose devant nous, reprend sa place.
« Je peux très bien vous parler un verre à la main, conclut-elle, essoufflée. Qui les débouche ?
- Et peut-on connaître l’occasion de ce plaisir ? questionné-je, m’attaquant au muselet le plus proche, tandis que Sam s’occupe du second.
- Avec votre permission, dit Tag, je voudrais d’abord porter un toast à notre cher Gaston… »
Les bouchons pètent quasi simultanément, ricochant sur le plafond comme deux fusées mouillées. Verres levés, chacun de nous semble avoir une pensée pour le disparu, plus volontiers amphitryon que cabaretier de la bande. Ensuite, c’est bien simple : tous les regards se portent sur Tag, interrogateurs, impatients.
« Où en étais-je ?
- À vrai dire, tu n’avais encore rien dit…
- Ah ! Oui ! Bon ! Ben ! Voilà : vous avez devant vous la nouvelle propriétaire du Talmont. Je dois signer les papiers chez le notaire dans un mois. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
- Tu lâches le pinceau pour les torchons ? s’inquiète 68.
- Ce qui est utile à l’abeille l’est à la ruche, dit Tag, les yeux pétillants de malice. »
Avec ça, on est servi…
* Rombier : bourgeois d’âge mûr ennuyeux, prétentieux et un peu ridicule (au féminin : rombière).