L’Ă©quation des poux (19)
L’heure tourne, et aucun d’entre nous n’avait songé qu’elle nous aurait retenu si longtemps. Pas même Tag, sinon, ainsi qu’elle l’annonce : « J’aurais prévu de quoi mitonner une soupe à l’oignon ! ».
« Bon ! Si on se résume, dis-je, nous sommes pour ainsi dire d’accord sur ce que nous ne voulons pas faire, et je pense que Sam en a synthétisé les raisons. Pour autant, on ne peut pas en rester là .
- En effet ! Ce serait dommage de laisser perdre un si bel héritage…
- Cyclope ! S’il te plaît… L’heure est grave !
- Ma chère Myrtille, nous vivons dans des heures graves depuis le moment où nous sommes tombés dans la peinture. Alors, permets-moi de prendre celle-ci, non pas à la légère, mais dans son plus simple appareil… Je veux dire : dans son aspect purement duratif… Enfin… Si je peux me permettre.
- Oui… Bon… Donc ! que je reprends. Personnellement, je veux bien participer à l’écriture d’une page d’histoire, mais je ne perdrai pas de temps au scénario d’un roman-photo…
- Autrement dit ?
- Je ne fonce qu’à la condition que l’existence de la galerie, ou toute autre dénomination, s’accompagne d’un travail parallèle et approfondi de pédagogie auprès du public. Je ne tremperai pas dans quelque chose qui ressemblerait de près ou de loin à une Tour de Garde bis.
- Parce que tu crois que la proposition de Tag allait dans ce sens ? s’étonne le p’tit gars.
- Non. Mais en le disant nous savons mieux où nous mettons les pieds. Et je reviens sur ma remarque de départ : sur les huit ici présents, la moitié possède peu ou prou des revenus. Que va-t-il en être pour l’autre moitié ?
- S’agissant de Sam, pas de problème, répond Tag. Les recettes du bar permettront de dégager un salaire.
- Pour ma part, intervient le p’tit gars, j’écrirai mes papiers en dehors des heures de boulot…
- Quoi ? Tu bosses ? C’est nouveau, ça !
- Vous ne croyez quand même pas que je vais me les tourner ? Je vais bien finir par trouver quelque chose. Je m’y engage, je vous le jure ! Hé ! Vous allez tous donner de votre temps et de votre personne… Je peux en faire autant, non ?
- D’accord. Mais pour Myrtille et Tag, ça va être une autre paire de manche…
- Moi ? dit Tag. N’oublie pas que Gaston a prévu de ne pas me laisser dans le dénuement.
- Ton pécule ne durera pas éternellement…
- Et ma peinture ?
- Ne te méprends pas, mais tu n’en es pas encore à ta première exposition… Vois Cyclope, il lui a fallu quelques années de patience et un coup de chance pour que son travail soit enfin reconnu. Et regardes 68 et moi : vingt années ou plus de peinture, tu vois où ça nous a mené ?
- Ça, c’est mon travail ! intervient Myrtille. Et ce n’est pas parce que vous allez essuyer les plâtres en étant mes premiers poulains que vous n’avez pas à espérer.
- On te fait confiance. Mais précisément : sous quel statut tu vas fonctionner ? Salariée de l’association ? Difficilement envisageable. Freelance ? Même avec les meilleurs poulains et cinquante pour cent de commission, tu n’es pas prête de te payer une perle ou un abonnement à l’opéra.
- N’est-il pas possible d’obtenir une aide quelconque dans le cadre d’une création d’emploi ? demande Mathilde. Je ne suis plus très au courant, mais rappelez-vous, les emplois jeunes. Il n’existe rien qui puisse y ressembler ? Nous sommes une association, il s’agit d’un emploi d’utilité publique, non ? En tout cas, avec votre permission, je vais me renseigner pour savoir s’il n’y a pas quelque chose à gratter de ce côté. »
Et le fil des idées et des propositions se dénoue. En échange d’un autre verre, Cyclope annonce qu’il versera désormais dans la cagnotte trente pour cent sur chaque vente, manière d’alimenter le poste de Myrtille. Qui plus est, à chaque exposition, il emmène dans sa DS notre agent artistique afin qu’elle entre en contact avec les obédiences culturelles de tous poils. Covoiturage jusqu’à ce que Myrtille vole de ses propres ailes, même qu’en tirant un peu sur la corde il la fait passer pour son assistante, s’agissant des frais divers, repas et hébergement, ce qui lui donne plusieurs jours de prospection à chaque étape.
« Vous ne pouvez pas imaginer ce dont ils sont capables lorsqu’ils croient tenir un vrai artiste ! Les pires exigences deviennent des demandes naturelles. Et plus il y a d’exigences, et plus ils voient en toi un grand artiste. Autant que la bêtise serve, hein ?
- Oui, mais les trente pour cent, tu y vas un peu fort…
- J’en ai marre de péter dans la soie quand les copains n’ont que du coton à se mettre sous la dent ! À charge de revanche, point barre ! »
De son côté, Sam renonce à deux tiers d’un salaire, nous exigeons la moitié, il n’y a plus à y revenir. Nous y voyons un peu plus clair. L’enthousiasme ayant fait avancer les perspectives de l’aventure, la raison doit à présent nous mettre du plomb dans les pieds de manière à les garder sur terre. Assez discret jusqu’alors, 68 y va d’un chapitre entier à propos de notre galerie qui serait une galerie sans en être une. Disons qu’il s’agirait d’un lieu de convivialité, de rencontres, de pédagogie, de prêts… En somme : un bistrot-artothèque. Redonner aux artistes des espaces d’accueil et de soutien, hors tout système locatif ou pratiquant l’accès à une minorité surévaluée et surprotégée. Jouer notre rôle de critiques indépendants, explorant et évaluant sans préjugé, fouillant avec culture et goût jusqu’à découvrir et encourager des univers, des inspirations, proposer une chance à des démarches, des quêtes artistiques. Créer une obligation consentie de solidarité entre les artistes, d’engagement vis-à -vis de la structure d’accueil, pour le bien commun. Susciter une habitude, un besoin, une demande chez le public, de la curiosité, la confiance, par l’événement, afin qu’il prenne ses marques au quotidien.
« Voilà ma profession de foi, conclut 68. Vous prenez, je suis des vôtres. Elle vous paraît trop exigeante, il me reste à vous souhaiter bonne chance ! »
C’est le moment inévitable où l’on sent la nécessité de laisser refroidir la sauce. Une huitaine. Chacun en profitant pour remettre sur le métier sa propre réflexion. Il sera temps ensuite de faire le point, et le cas échéant de rédiger le topo à servir au notaire. De sa seule appréciation dépendra à la fin le respect ou non des dernières volontés de Gaston.
Je me suis levé tôt. En réalité, je n’ai pas dormi. Rentré tard, extrêmement, traînant le long des trottoirs un de ces maux de crâne dont j’ai le secret. La fine, les cigarettes avaient probablement à y voir. Je me dédouane en pensant que mon arthrose cervicale en était la seule responsable. Pour preuve, une heure dans la baignoire, eau bouillante, et je ressortais à peine moins frais que la rose du matin. Prenant la température extérieure, mon premier geste a été d’enlever la banderole sur le pignon de la maison. Inutile de se compliquer l’existence en menant plusieurs affaires de front. D’ailleurs, la raison voudrait que la graine de la nuit passée, mise en pousse, se développant puis lors éclose, donne pour fruits les solutions à quelques-uns des problèmes de notre actualité. Assis sur le perron, dans la lumière froide du soleil levant, j’ai regardé de travers mon mur, un long moment. Je ne saurais dire avec exactitude lequel défiait l’autre. Lui, avec ses beaux airs de fresque racoleuse. Moi, presque ridicule de me surprendre à déplorer l’indifférence avec laquelle le passant passe, sans autre intérêt que son propre chemin. Si bien que je suis allé à la remise prendre l’échelle, un vieux balai, un seau dans lequel j’ai mélangé du blanc d’Espagne à de l’eau, et à grands effets d’essuie-glace j’ai badigeonné le mur. Je n’étais pas en train de céder aux injonctions du maire, non ! Je proposais tout simplement à ce passant indifférent un mur blanc, comme moins d’un trimestre auparavant je lui avais proposé une alternative à son cheminement quotidien.
Bon ! Cinq minutes de pause. Avachi dans le fauteuil, sous le feu croisĂ© des crĂ©pitements de la cheminĂ©e, je buvote une tisane revigorante, recette de grand-mère Ă base d’angĂ©lique, de racines de pissenlit et de feuilles d’ortie. Position idĂ©ale pour me laisser bercer la tĂŞte par la gigue des flammes, et voir se lucioler dans l’âtre les images d’une multitude d’Iris. Iris, dont l’absence commence Ă me triturer les mĂ©ninges. Ses parfums me manquent. Ses dĂ©ambulations dans la maison, un bouquin Ă la main, me manquent. Sa voix aux inflexions justes…
« Non mais tu es fou ! s’exclame Myrtille, pénétrant en trombe dans la maison. Qu’est-ce qui t’a pris de faire un truc pareil ?
- Ferme la porte, s’il te plaît. Mes moyens ne me permettent pas de chauffer la cour.
- Joseph me suit. Il constate les dégâts…
- Alors qu’il se dépêche ou je lui refile la note.
- Tu peux m’expliquer, oui ?
- Va à la cuisine nous préparer un café. On s’endort dans cette maison…
- Dis-moi plutôt à quoi rime ce truc dehors…
- Myrtille… Sans te commander… Et avec le sourire… »
Mon charme opère. Ce qui n’empêche pas les portes des placards de claquer, les sous-tasses et les tasses de cliqueter sur la table, et la cafetière de valdinguer sur la gazinière. Le p’tit gars finit par avoir pitié de mes vieux os. Il referme derrière lui la porte et vient se planter devant moi, de toute sa filiformité, l’œil noir.
« Vous vous êtes donné le mot, ou c’est le hasard qui…
- Nous avions rendez-vous… Mais ne change pas la conversation…
- Rendez-vous avec moi ?
- Non, chez toi… Jamais je t’aurais cru capable d’une telle inconséquence, tu sais…
- Myrtille et toi, vous vous donnez des petits rendez-vous chez moi ?
- Hé ! Pas si vite ! Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? On… On fait le tour…
- Le voilà , ton café ! dit Myrtille, se débarrassant du plateau sur le bord de la cheminée.
- Tu disais, Joseph ? Vous faites le tour… Quel tour ?
- De nos amis artistes, figures-toi ! le coupe Myrtille. Pendant que vous récupériez de cette longue nuit, Sam, Joseph et moi nous avons décidé de nous y mettre tout de suite…
- À quoi ?
- Ben ! Au travail, cette idée, fait Joseph.
- Oui. Sam, avec l’accord de Tag, est en ce moment penché sur les comptes du bistrot, histoire de voir les possibilités qu’on a de ce côté-là . Et nous deux, on bosse sur vous trois… Tag, 68, Cyclope et toi… Joseph, pour ce qui concerne vos personnes. Moi, pour répertorier vos œuvres, les analyser, les comprendre. Tu comprends, nous ne pourrons vous défendre qu’à la condition de bien vous connaître…
- Vous ne croyez pas que vous allez vite en besogne ?
- Quoi ? Au pied du mur tu te défilerais ? accuse Myrtille.
- Non… Mais… On ne s’était pas donné quinze jours de réflexion ?
- Quelle réflexion ? demande Joseph. Il n’y a pas le choix. C’est foncer, ou crever… Il me semble que tu es mieux placé que nous pour le savoir…
- Il y a sans doute une solution intermédiaire : vivoter, par exemple… »
Coup de sonnette. Qu’est-ce que c’est encore ? J’y vais, mais sans précipitation…
« Mathilde ! Déjà debout ?
- Si vous croyez que j’ai eu la tête à dormir…
- Qu’est-ce qui vous arrive ? Allez ! Entrez vous mettre au chaud…
- Voilà … dit-elle, tout en me précédant dans la salle à manger… Ah ! Vous êtes là aussi… Justement, ça tombe bien…
- Un café, pour retrouver votre calme ? que je propose. Myrtille va vous le préparer… »
Et tandis qu’à la cuisine le barouf redouble, Mathilde prend place dans mon fauteuil, cherchant son second souffle. Il est difficile de faire la part des choses entre l’agitation et l’excitation dont elle déborde. Elle ressemble à une jeune fille en proie à un premier émoi. C’est émouvant, sans rire. Son café arrive. Elle ne s’en soucie guère, préférant nous déballer les idées qui lui sont venues… Et de peur d’en oublier une en route, elle sort aussitôt de son sac un calepin qu’elle consulte à la volée. Ce sont d’abord des réflexions générales sur les statuts de la future association, prenant en compte les désirs et les objections exprimées par les uns et les autres. Puis, une série non exhaustives de pistes évènementielles qui devraient aider le public à fréquenter le bistrot-arthotèque, à le fidéliser. Ensuite les différentes manières de mettre en contact les artistes et le public, avec la finalité d’un acte commercial entre les deux parties. Enfin, une liste d’informations à obtenir si nous voulons savoir dans quelles conditions, si possible les meilleures, mettre les pieds dans cette affaire, et la répartition des tâches qui en découlent…
« Ah ! Oui ! poursuit Mathilde. Il faudra venir à la maison prendre le piano.
- Quel piano ? m’étonné-je.
- Celui dont nous aurons besoin pour animer quelques soirées. Il y a bien des chanteurs-compositeurs dans la région, non ? Un petit récital, d’une demi-douzaine de chansons, à l’occasion d’un vernissage, c’est l’opportunité de multiplier les publics et de passer un moment agréable… Enfin… Il me semble… À moins que vous ne préfériez des vernissages policés ou mondains ? »
Charmante… Mathilde est charmante. Mais que diable ! Sachons cadrer l’entreprise… Ou nous allons tout droit vers la foire patronnesse de chez Mimile !
« Au fait ! Qu’est-ce qui vous a pris de massacrer votre fresque ?
- Ah ! Tu vois ! lance Myrtille.
- Il y a trop longtemps que je fais dans le figuratif. Je me rabâche. Autant tenter l’aventure du conceptuel, vous ne croyez pas ? À partir de demain, je laisse le portail grand ouvert. Je mets à disposition des passants des pots et des pinceaux, et je les laisse s’exprimer. J’appellerai ça : « Les nases se rebiffent ». Un peu de provocation mettra du piment à l’ensemble.
- Et si ton mur reste blanc ?
- Je l’intitulerai : « Vous avez manqué une occasion de vous taire ».
- Tu te moques de nous, là ? s’inquiète Myrtille.
- Un peu…
- Bon ! Puisque tu ne sembles pas dans les meilleures dispositions, on te laisse… Mais ce n’est que partie remise… On reviendra ! »
Je les crois sur parole. Lors seul, je peux enfin revenir vers ma rêvasserie interrompue. Iris ! Que n’es-tu là pour me guider, me conduire, me conseiller, m’inspirer ? Il y a bien le téléphone… Mais je n’ai aucune envie d’entendre la voix sentencieuse de sa mère. Il y aurait la solution d’écrire… Mais je romprai le charme en me perdant dans des détails qui n’ont rien avoir avec notre histoire à nous. Il me reste l’atelier… Ou le lit…