L’Ă©quation des poux (20)
Je me suis donc laissé déborder par mes instants de faiblesse, et sans fanfaronner. Oui, j’ai laissé s’installer la somnolence. Jusqu’à un point dont je ne me croyais guère capable : me glisser dans la peau d’une marmotte. Janvier. Février. Mars. Enfin la seconde moitié de mars…
À marmotte, demi-marmotte. Ou plutôt : ours. C’est ça ! Ours.
Je me souviens que le soir même où Myrtille et le p’tit gars étaient passés à la maison, espérant m’engager illico presto dans la bataille, j’ai passé un coup de fil à 68, lui expliquant mon indisposition psychologique du moment et le priant de faire passer le mot au reste de la bande : absent aux abonnés jusqu’à nouvelle ordre. Ainsi ai-je passé ce presque trimestre porte close et volets fermés, abusant des longues siestes et de nuits à rallonge, me sustentant aussi longtemps que possible des quelques grignotages que me permettaient les réserves des placards. Lorsque je fus à court, de tout, je pris l’habitude hebdomadairement de faire provision du minimum, sitôt les rideaux de fer des petites boutiques levés, rasant les murs, de peur de croiser une figure amie, un regard dans lequel entrevoir mon propre opprobre.
Que m’était-il arrivé ? Je m’étais brusquement écarté d’un trottoir, d’une croisade, de mes ambitions… En un souffle, ma cervelle s’était dégonflée comme une baudruche touchée par un plomb égaré. Vous vous sentez capable de déplacer la montagne ; la seconde suivante, c’est elle qui vous écrase de sa fichue carcasse de mastodonte fataliste. Un professeur de philosophie, mon père, ou peut-être quelque relation d’enfance m’avait soutenu que le soleil luit pour tout le monde… Je t’en fiche ! Il ne brille que pour ceux qui vont dans le sens du vent ! Et avec plus de hâte encore lorsque le vent est chargé d’une haleine fétide. J’aime ce vent qui crapatouille la mer, qui crapachouille la forêt, qui craparbouille le ciel. Je hais le vent qui lave la cervelle, cadence le pas ou fait courber l’échine. Je le hais, et pourtant il a suffi d’une seconde de doute pour que je lui emboîte le pas. Hélas ! Je craignais d’avoir l’ombre du commencement d’un début d’explication à mon entrée dans le rang. La condamnation et l’amende versée pour l’entartage du sieur Ravageons, les petites misères que nous fait notre Monsieur le Maire, encore plus les statistiques contre nous (à neuf contre treize mille aucune cause ne l’a emporté), ont soudainement fait de moi un sale olibrius, en tout cas dans ma propre mésestime.
Les premiers jours de mon semi et long endormissement, je n’ai pu m’empêcher de songer aux copains. Mon incertitude me rongeait. Comment avaient-il pris mon si brusque repli, et comment le vivaient-ils ? Étaient-ils prêts à la mansuétude, attendant, espérant que je recouvrisse la raison ? M’avaient-ils gardé un chien de leur chienne ? Ou n’étais-je déjà dans leur souvenir qu’un artriste de plus, parvenu à son sort de bienheureux ? Je me consolais peu à peu : dans l’état où j’étais rendu, je n’aurais été qu’un poids mort à leur conviction… Sois sûr de toi, et les autres seront sûrs de toi !
Peu à peu je comprenais que passait par ce grand besoin de solitude une nécessité de couper court à l’emballement, de poser la réalité de ce monde face à un songe personnel, de les laisser s’affronter, d’attendre et voir vers quel côté pencherait le fléau de la balance. Il ne m’a fallu qu’un instant pour me rendre compte… C’est qu’elle pèse lourd, la réalité ! Elle a fait sienne le neutre et l’insignifiant, le fugitif et le clinquant. Pour autant, le songe ne peut-il faire contrepoids… ? Quelques-uns ont fait de ce monde qui m’a vu vieillir leur poulailler, y élevant cervelles de moineaux serviles, cuisses à débaucher, y puisant œufs d’or. Il n’y aurait, à les entendre, aucune alternative à cette inéluctable marche du monde ; le meilleur, prétendent-ils. Bien qu’il se murmure dans d’autres sphères que l’enfer serait mieux pavé… Je n’aurai pas craint d’avancer encore, pieds nus sur la rocaille, pourvu que le sentier menât à la crête, et que de là -haut dansait sous le soleil rond la ligne sinueuse de l’horizon. Or, le temps d’un soupir, ou plutôt d’une nuit migraineuse, je m’étais persuadé qu’au bout du sentier il n’y avait nulle part où reposer le regard et le corps. Pire ! Un petit matin, j’en étais arrivé à la conclusion que le sentier n’était qu’un cul-de-sac au fin fond duquel et pour l’atteindre j’aurais épuisé la dernière de mes forces. Toute l’illusion est là ! Croire utile, même vital, disons normal, humain, réaliste, et digne, de respirer à contre-vent, à contretemps. Croire qu’en cognant la tête contre les murs, ils vont céder. Croire en une capacité à créer. Croire en la diversité poétique. Alors que les murs ne respirent que des certitudes et des pensées toutes faites, sinon bon marché.
J’étais prêt, presque excité, à l’idée d’une fronde rondement menée contre l’obscurantisme et l’aveuglement, qui nous eût, la bande et tous ceux dont le dessein artistique est de ne ni verser dans l’idiotie populiste ni dans le diktat élitiste, porté à croire en une rémission complète du capitalisme culturel et artistique. Cette nuit-là , dans ma baignoire d’eau bouillante, la tête enflée d’un capharnaüm et d’un vacarme, j’ai distinctement entrevu les limites de mon entrée en contestation : je n’avais plus un poil sur le caillou.
Non pas que je me soucie soudainement des méfaits plastiques de mon miroir. J’ai bien autre chose à faire que de soigner ma mine. Non, et le compte est un jeu d’enfant : il me reste moins de perspectives que de souvenirs. Et j’ai, je crois, à user des courtes années qui me restent en m’occupant de mes petites affaires, parce que je suis, réflexion faite, davantage réaliste qu’idéaliste.
La merdouille ambiante semblant un excellent terreau pour le panurgisme, je m’apercevais tout à coup être plus volontiers enclin à tirer ma propre charrue, à creuser mon petit sillon et récolter mes topinambours, plutôt que semer dans les prés carrés de la graine d’illusion qui tournerait vite à la mauvaise herbe. De deux choses l’une : l’un laissera les plates-bandes de son jardin secret hérissées de chiendent, l’autre ira de son pschitt pschitt herbicide. Décidément non, ou de l’indifférence ou de la force, je n’ai pas grand-chose à glaner…
Des jours, des semaines, j’ai traîné cette pensée, du lit au fauteuil, lourde comme l’ancre de la Santa Maria. Elle me pesait tant et plus dans la tête que mes jambes s’enfonçaient jusqu’au genou dans les planchers. Ma poitrine défonçait le matelas tellement elle me faisait le cœur gros. J’avais, par sa faute, le cul si coincé entre deux chaises qu’il ne passait plus les portes. Je lui aurais volontiers tordu le cou à cette garce, qui était mon œil de Caïn. Parce qu’en insufflant dans mon esprit le doute sur le sens qu’il y avait à donner à manger au repus, elle m’avait amené à abandonner les copains. Ils croyaient encore à l’utilité de la croisade entamée. Je n’y voyais plus qu’autant de coups d’épée dans l’eau.
Je m’étais ouvert de cette douleur à l’oreille bienveillante de 68, un soir où son appel me prit au dépourvu.
« … Et pourquoi voudrais-tu que je me décarcasse pour des gens qui ne demandent qu’à ce qu’on les laisse lotoriser leur existence tranquillement sur leurs deux oreilles ? Je ne sais pas s’il me reste un soupçon d’âme de Don Quichotte, en tout cas je ne veux pas virer sangsue. Ils ne veulent pas de nous, très bien ! Je n’en fais pas une jaunisse. Mais en revanche, ce qui me pèse, c’est de n’être plus à vos côtés… Vous m’en voulez, dis…
- D’après toi ? grésilla la voix de 68 à l’autre bout du fil.
- C’est du lard, ou du cochon ?
- Débrouilles-toi avec tes humeurs de midinette… Merde ! Tu as vu l’heure ? Je vais être en retard… Mission de cette nuit : coller les affiches pour informer du débat sur le thème « La place de l’art dans la Cité »…
- Finalement, vous ne lâchez pas le morceau…
- Le chat déprime, les souris turbinent. Je te garde une place ?
- Assieds-toi dessus ! »
Mais je ne le pensais pas. Je venais seulement d’avoir mes nerfs, à cause de ma conscience qui battait de l’aile.
D’autres semaines et d’autres jours ont passé… Comment dire… Étrangement sans me sentir dans les cent trente sixièmes dessous. Comme qui dirait, l’impression d’être parvenu, ou peu s’en fallait, à saucissonner mes préoccupations. Lesquelles avaient pris trois directions distinctes : mon travail, mes affections, le reste. Un pas-de-géant vers la sortie, même si le tunnel traversait la Grande Cordillère. Si ! Mettre de l’ordre dans ses idées, c’est la moitié du chemin parcouru. La chaussure débarrassée du caillou. Il m’a semblé que je pouvais accélérer le processus de délivrance en m’abrutissant l’esprit par le travail. Tout ce qu’il y avait de moins du domaine de la nécessité, mais celui de l’esthétique, de la coquetterie, des travaux que j’avais trop longtemps remis aux calendes grecques, faute de courage : les tapisseries et les peintures, de la chambre, de la cuisine, de l’entrée, le crépi sur les murs de la salle à manger, des toilettes. Je m’étais fourbu le dos, écorché les ongles, usé la pointe des pieds, mais rincé de sueur la tête, même vidée dans le repos bien mérité qui s’en était suivi. Les travaux manuels ont ceci de méritant, c’est qu’ils vous ragaillardissent les langueurs de leur bonhomme. Baignant dans les odeurs fraîches de colle et de peinture, heureux de ce coup de torchon donné à la maison, miracle, une fois les meubles remis à leur place, je pouvais enfin penser à Iris, aux copains, à ma peinture, non pas avec détachement mais sereinement. Je n’étais plus dépendant de leur absence. De leur souvenir. J’étais parfaitement bien dans ma solitude présente. Le départ d’Iris ne m’apparaissait plus telle une punition, or une épreuve méritée, que d’une manière l’autre je franchirai avec succès. Des copains, je présumais la prochaine résurrection, ou il n’y avait plus guère à espérer de l’amitié. Quant à ma peinture, je me la réconciliais grâce à d’interminables nuits passées à l’atelier. Je m’attaquais sérieusement à la commande de Cyclope, utilisant d’abord la bonne vieille recette de la prise de note ; tout ce qui me passait par la tête et qui pouvait me raconter le caractère et les traits de mes futurs portraiturés. Quelques tentatives ensuite sur la toile… À la poubelle, sans remords. Ça fait partie du métier.
Néanmoins, je n’avais rien décidé, je veux dire prémédité, sur ce qui se passerait le jour où je remettrai les pieds dehors. Le monde n’attendait pas après moi. Je le lui rendais bien. Nous n’avions pas gardé les cochons ensemble. Nous allions peut-être nous regarder en chien de faïence, ou peut-être nous affronter… Ou encore le monde allait-il tourner rond, lui dans un sens, moi dans le mien… Mais sans plus me mettre dans tous mes états.
La vie paraissait vouloir reprendre son sacré cours de bâton de chaise.
… Très exactement, ma claustration hibernale fut interrompue l’avant-veille du printemps.
« Alors ! Qu’est-ce que tu fabriques ? Ça fait une heure que je cogne à l’entrée ! Oh ! Toi, tu nous couves quelque chose… »
Il est vrai que je n’avais rien entendu. Assis sur la dernière marche de l’escabeau, dans la pénombre de l’atelier, j’écoutais Barbara en même temps que les restes de mes pensées. J’ai sursauté lorsque Cyclope m’a pointé sa montre sous le nez.
« Dis ! Tu as vu l’heure ? Allez ! Grouille ! Ils vont commencer sans nous…
- Hein ?
- Hé ! fit Cyclope. C’est pas le moment de flancher.
- Ah non ?
- C’est ce soir la grande première. Tag ne t’a pas averti ?
- Si… Non… Je sais plus… »
Je nageais à la vérité en plein cirage, mais Cyclope ne lésina pas sur la brusquerie pour me remettre en scène. J’ai fermé l’atelier, la maison, mon paletot, la portière, et mon chauffeur démarra la DS, calmant de la sorte son impatience. Direction le G.Q.G., rallié en moins de deux, au grand ouf du reste de la bande. Bises, poignées de main, autour du zinc.
Aucune allusion à ma crise prétombale. Rien. Pas ça qui eût pu chiffonner d’embarras l’ambiance. Des gentlemen !
Pour ne pas laisser à penser - et prêter le flanc à la médisance aussi facile que politiquement vile - que la galerie-bar avait été ouverte pour notre seule prospérité, voire notoriété, elle s’était inaugurée par une première exposition d’un collègue installé un peu plus au nord du département, déniché par Myrtille. Qu’elle me présenta en même temps qu’un blanc sec, à la bonne température. Tandis qu’une jeune rousse swinguait des mains sur le clavier du piano de Mathilde, notre trio devisait gaiement de tout et de rien, mais quand même du travail de l’impétrant (j’avoue que ce que j’en voyais me titillait favorablement les papilles neurosympathiques). J’en profitais pour porter à la dérobée mon attention sur l’un ou l’autre des collègues. Le p’tit gars prenait les tableaux à la suite, calepin en main et crayon tapotant sa lèvre inférieure. Studieux et absorbé. 68 s’était calé côté verso du zinc, un torchon à l’épaule. Tout en réapprovisionnant en liquide l’un ou l’autre, il lui servait un petit mot que je savais judicieux et favorable à l’artiste du jour. C’était sa manière de ne pas y toucher, mais efficace.
« Alors, c’est vous le badigeonneur de mur ?
- Je vous demande pardon… que je bredouillais, distrait par le clin d’œil que me lançait Tag, accoudée au piano, tapotant le rythme.
- Ton mur blanc, précisa Myrtille. Je lui en ai parlé…
- Tu parles de moi à des inconnus ? dis-je, ne sachant plus ce que je disais, tellement je me sentais tout à coup bien sur ce terrain ami, après tant de tergiversations.
- En tout cas je trouve le geste courageux, marqua le jeune homme. Je dirais même : auguste. Personnellement, je serais incapable de détruire l’une de mes œuvres…
- MĂŞme si elle est mauvaise ? osais-je.
- Je crois que je suis tout aussi incapable de faire une mauvaise œuvre…
- Vraiment ?
- Et comment évolue ton mur ? demanda Myrtille, soupçonneuse et diplomate à la fois.
- Il prend son temps. Juste un petit graffiti derrière le portail.
- Un bon début, conclut-elle. »
De toute façon, je n’aurais guère eu le loisir de croiser le fer. On me tirait la manche. Je me retournais, et après m’être excusé auprès du duo, je suivais Mathilde qui souhaitait m’entretenir de je ne sais quoi. Nous nous installâmes à une table. Je me relevai vite fait pour renouveler nos verres, et notre parlote débuta par un silence davantage appréciateur que gêné.
« J’aime bien la peinture de ce jeune homme, céda Mathilde.
- Moi aussi. Mais je me réserve encore quant à son auteur…
- Ah ? Il vous aurait fait mauvaise figure ?
- Une première impression…
- Pas toujours la bonne, croyez-en mon expérience.
- Vous avez sans doute raison… Quoi qu’il en soit, je suis épaté par le résultat. C’est une sacrée belle galerie que nous avons là .
- Et tout le monde a mis la main à la pâte…
- Enfin, presque tout le monde…
- Ce n’est pas ce que je voulais dire…
- Je sais. N’empêche, j’aurais dû être là .
- Le principal est que vous alliez mieux… (elle me regarda au fond des yeux, histoire de constater)… N’est-ce pas, tout va bien maintenant ?
- Comme sur des roulettes. Mais vous savez, je n’étais pas le canon sur la tempe. Juste un petit coup de déprime. En fait, c’était un besoin de faire le point.
- Et vous y voyez clair, à présent ?
- Faut l’espérer.
- Alors fêtons ça pendant que c’est tout chaud… »
Je n’ai pas immédiatement saisi le ton avec lequel Mathilde venait comme qui dirait de me souhaiter un bon retour, au nom et parmi la bande. Elle vida d’un trait son verre, posa ses coudes sur la table, son menton sur ses mains, et ne cessa plus de fixer ses yeux pétillants de malice par-dessus mon épaule. Je demeurais impassible, comme une politesse innée devant les vieilles dames. J’allumai une cigarette et achevai mon petit blanc. Mais l’attitude pour le moins étrange de ma voisine finit par exciter ma curiosité. Lentement, je pivotais sur mon séant… Il fallait bien que je me rende compte par moi-même du tableau qui avait laissé Mathilde sans voix, comme momifiée, si j’ose dire.
Cyclope, qui avait disparu aussitôt après qu’il m’eût accompagné jusqu’à la galerie-bar, était réapparu tout aussi mystérieusement. Il se tenait dressé sur ses jambes écartées, les mains sur les hanches, à quelques pas dans mon dos. Ses yeux éclataient de rire. D’ailleurs, j’eus à l’instant précis la sensation désagréable que son regard n’était plus le seul à présent à me viser. Désagréable parce que j’étais devenu comme par un enchantement incompréhensible la cible d’une situation qui me dépassait…
Cyclope fit un pas de côté. Iris, mon Iris se tenait droite comme un coquelicot s’ouvrant au jour dans l’entrée de la galerie.