Un certain Leonardo di ser Piero da Vinci
La bâtisse était cossue et l’une des grandes dépendances servait d’atelier à un certain Leonardo di ser Piero da Vinci, dit Léonard de Vinci.
Au dĂ©but de l’annĂ©e 1505, mon maĂ®tre Enguerrand Quarton - Ă qui l’on doit la cĂ©lèbre PietĂ de Villeneuve-lès-Avignon – m’envoya Ă Florence afin de lui rendre compte de l’art contemporain italien. Le souffle quasi Ă©teint, mon très vieux maĂ®tre ne voulait point mourir sans qu’on lui rendĂ®t compte de ces Ĺ“uvres oĂą l’art du portrait y excellait ; une fusion, disait-on, unique en son genre, du poids de la tradition et du dessin rĂ©aliste, oĂą transparaissait dans le portrait le vĂ©cu personnel.
Perdu au beau milieu du ponte vecchio, après un début de journée harassante sous le soleil brûlant, à arpenter les rues sans que mon œil n’eût pu apercevoir la moindre œuvre digne de ce nom, je sollicitais son avis à quelque passant à la longue barbe blanche. Je ne l’avais pas choisi au hasard, il était chargé d’un matériel que je connaissais pour en user moi-même : brosses et panneau de bois. Mis en confiance par cette figure d’honnête patriarche, je me présentais : Dominique Boucher, élève d’Enguerrand Quarton, maître illustre installé en Avignon, et lui expliquais le but de mon voyage. Il se dit enchanté, et s’appeler Léonard de Vinci ; me chargea d’office les bras de son panneau de bois et me pria aimablement de le suivre.
InstallĂ©s au coin d’une table, tandis que deux tâcherons effectuaient leur besogne (l’un badigeonnant un panneau d’enduit, l’autre traçant d’un bout de charbon sur un papier grossier une figure), mon hĂ´te nous fit servir quelques godets de grès d’une excellente treille. Puis nous en vĂ®nmes au fait… Ce de Vinci possĂ©dait sans doute aucun une autoritĂ© auprès de ses gens, mâtinĂ©e je le sentais bien d’une certaine admiration car, en deux aboiements, il fut obĂ©i au doigt et Ă l’œil, et l’on mit en notre prĂ©sence deux portraits sur des chevalets posĂ©s perpendiculairement Ă la lumière de la croisĂ©e. C’étaient deux panneaux de peuplier, l’un aux dimensions suivantes : 77 cm x 53 cm, l’autre celles-ci : 54,8 cm x 40,3 cm. Le premier rĂ©pondant Ă l’intitulĂ© : ” Gioconda ” (La Joconde, en français), dont les vernis semblaient avoir Ă©tĂ© Ă©talĂ©s la veille ; le second : ” Cecilia Gallerani ” (La Dame Ă l’hermine), Ĺ“uvre ancienne d’une quinzaine d’annĂ©es.
” Alors, que vous en semble-t-il ? me dit mon homme.
- Franchement ?
- Ne sommes-nous pas entre gens de bonne intelligence… ”
Le temps d’un regard plus approfondi sur l’une puis l’autre œuvre…
” Il n’y a pas de comparaison possible : votre Gioconda ne passera pas Ă la postĂ©rité…
- Vous dites ? Mais ouvrez donc votre cĹ“ur, jeune homme ! Ma Gioconda ne se regarde pas uniquement avec l’œil… Ne voyez-vous pas dans ses yeux limpides l’Ă©clat de la vie ? CernĂ©s de nuances rougeâtres et plombĂ©es, ils sont bordĂ©s de cils dont le rendu suppose la plus grande dĂ©licatesse. Les sourcils, avec leur implantation par endroits plus Ă©pais ou plus rare suivant la disposition des pores, ne peuvent ĂŞtre plus vrais. Le nez, aux ravissantes narines roses et dĂ©licates, est la vie mĂŞme… Ne saisissez-vous pas au creux de la gorge le battement des veines ? Grâce au sfumato, j’ai atteint un de mes objectifs artistiques prioritaires, en m’intĂ©ressant en prioritĂ© Ă la personnalitĂ© de mon modèle. Le bon peintre a essentiellement deux choses Ă reprĂ©senter : le personnage et l’Ă©tat de son esprit. Peindre l’âme plutĂ´t que le physique est en effet la finalitĂ© ultime de mon Ĺ“uvre. L’éclairage du portrait par le clair-obscur accentue de fait les mystères de l’œuvre… Plonger les choses dans la lumière, c’est les plonger dans l’infini. Ne savez-vous pas cela ? Mais que vous a donc appris votre MaĂ®tre ? Rien ! Car s’il ne vous a point dit que l’art du portrait tient dans l’énigme de la figure humaine et de son rapport Ă la nature, dans le soin apportĂ© Ă la physionomie et Ă la traduction des sentiments… S’il ne vous a point dit cela, il ne vous a rien dit ! ” Donne Ă tes figures une attitude rĂ©vĂ©latrice des pensĂ©es que les personnages ont dans l’esprit, sinon ton art ne mĂ©ritera point de louange “, voilĂ ce qu’aurait du ĂŞtre l’enseignement de ce Monsieur Quarton.
- Le fait est que mon Maître m’envoie à Florence pour y découvrir les dernières techniques en vogue, pour les lui restituer dès mon retour. Mais cela n’enlève en rien à ce que j’ai dit : votre Gioconda finira dans quelque grenier.
- Et la raison, s’il vous plaît, après ce que je viens de vous dire ?
- D’abord le paysage à l’arrière-plan, qui ne ressemble à rien et embrouille l’esprit du spectateur. Quelle perspective dans tout ceci ? Dans quelle position voulez-vous que le spectateur se tienne pour avoir la chance d’apercevoir le modèle de ce paysage sous l’angle où vous l’avez représenté ?
- Vous déraisonnez, jeune imbécile ! Le paysage qui s’estompe vers l’horizon en un dégradé de verts et de bleus est construit selon cette forme de perspective que je qualifie d’aérienne. En étudiant les effets optiques provoqués par la réfraction de la lumière dans l’air, je restitue l’impression de profondeur par une moindre définition des objets et une atténuation progressive de la couleur au fur et à mesure que l’on approche de l’horizon.
- Je n’avais pas fini… Le visage de votre Gioconda, je ne dis pas que techniquement il n’est pas une parfaite imitation des chairs, non… mais ne manque-t-il pas de goût, de piment ? Je ne suis pas venu à Florence pour y voir une madone de plus. Et ce sourire, très sincèrement niais.
- Ce sourire s’explique par le fait que je suis obsĂ©dĂ© par la perfection et je la veux presque divine. J’ai rĂ©ussi Ă atteindre mon exigence.
- Sans parler de la pose, trop sobre, comme dépouillée de toute la sensualité du modèle vivant. Ces mains croisées sur ce vêtement de deuil, comme inutiles. Non, franchement, vous auriez pu faire un effort dans la pose de votre personnage. Tenez ! Votre Dame à l’hermine, voilà qui retient l’œil du spectateur, et ouvre les appétits de son âme. Mélange de dynamisme et de convention dans la représentation. Ce fond sombre, vierge, pour ne permettre que la lisibilité de l’essentiel : le léger mouvement de rotation vers la gauche du personnage, mettant en valeur le visage et l’épaule. Ce gris mauve s’ouvrant sur le plissé rouge. La coiffure qui souligne la perfection du visage et la profondeur du regard. Le collier qui tombe à point pour parfaire la gorge et appuyer sur la beauté de l’épaule. La présence de l’hermine, enfin, symbole de la pureté et de la vertu… L’importance des symboles dans un tableau…
- La Dame à l’hermine n’est en quelque sorte qu’une ébauche de ma Gioncoda…
- Permettez-moi de préférer l’ébauche à l’œuvre finale…
- Je ne vous le permets pas. Ayant Ă´tĂ© le superflu Ă l’ébauche pour me concentrer sur l’essentiel dans ma Gioconda, je refuse que quiconque puisse donner de l’importance Ă ce qui n’en a guère. Je n’ai pas fait Ĺ“uvre de virtuositĂ© dans l’abandon de l’utilisation de la perspective rationnelle, et lui substituer une approche sensible au moyen d’une peinture illusionniste, pour que l’on use Ă prĂ©sent de ma patience…
- Il se fait tard, en effet. Permettez donc que je vous laisse Ă vos illusions.
- Mais il me semble percevoir quelle qu’impertinence dans votre salut, jeune Ă©lève de je ne sais plus quel maĂ®tre… ”
Ne voulant point chagriner davantage ce… Ce monsieur comment donc déjà ? Ah ! Oui ! Léonard de Vinci… Je me levais par conséquent du banc, sans commentaire superflu, néanmoins me découvrant pour le saluer, plus par respect pour son âge que pour le génie qu’il se disait être.
Sur le chemin de retour en Avignon, je ne cessais de m’inventer des histoires pour mon vieux maître, dans la noble intention d’amoindrir sa déception et ne pas lui révéler la vérité : combien on l’avait trompé en affirmant que Florence était la capitale artistique de l’Europe en ce début de XVIe siècle… Je n’y avais rencontré aucun des génies dont on l’avait entretenu.