L’Ă©quation des poux (2)
C’est fou ce que le travail fait comme terribles ravages dans les relations humaines. J’ai fait faux-bond à Cyclope (et je m’étonne qu’il ne m’en ait pas encore fait une montagne). Tag s’est remise à la peinture, et ni Cyclope ni moi n’en savions rien. Six mois d’atelier sans voir le jour, et Iris s’en est allée promener sa valise au pied de la Dune du Pyla. 68, enfin, qui se prend pour ma professeur de morale de dernière année de lycée. Non pas que je veuille dithyrambiquer sur la mère de tous les vices, mais quand même ! Tous restés assis autour d’une même table, les coudes en éventail, la bière à flot et le tabac grésillant, nous en serions toujours et certes à parler plans sur nos comètes respectives… mais du temps où les bavardages s’épanouissent, les relations ne s’étiolent guère.
Seulement voilà ! Nous tenir tranquilles dans la continuité est une chose que nous ne savons pas faire. À un moment ou à un autre, l’esprit cède le pas à la main, et allez-y qu’elle s’emballe sur le manche du pinceau ! Alors là , il n’y a pas plus de potes que de beurre en broche ! Une répudiation qui dure ce que veut le travail : un jour, une semaine, six mois. Jamais une seconde de trop, parce qu’aussitôt la dernière touche pointée, la nature reprend ses droits : invitation au pied levé ou direction le bistrot. Et c’est reparti comme en 81.
La résolution du vieux Gaston à se coincer l’oreille au plus tôt sur son traversin nous a obligé à une retraite anticipée. Gens de ressources, nous avons voté un repli stratégique jusqu’à la maison. Cyclope, et malgré l’heure qui n’était plus à la lumière, avait proposé, puis argumenté, son envie d’avoir ne serait-ce qu’un aperçu de mon dernier travail.
Le réverbère à l’angle de la rue fait ce qu’il peut. Et le bougre n’en peut mais, du fait de sa faible stature d’abord, ensuite par son angle d’attaque de la cour. Du coup, Cyclope voit son souhait exaucé : de mon dernier travail, un petit aperçu, et rien de plus ! Pour le reste, il fera jour demain… Mon vingt-neuf mètres carrés, solidement arrimé au mur mitoyen n’est pas prêt de s’envoler. J’ignore encore s’il est capable de faire le bonheur du passant, il fait d’ores et déjà celui de mon voisin, peintre en bâtiments. En dix années de bonne et fidèle proximité, il m’a pour le moins fait vingt fois la promesse de s’attaquer à notre mur, et d’en faire disparaître la grisaille sous un ocre clair. En ayant pris le taureau par les cornes, je lui évite un nouveau parjure.
Du coup, et la fraîcheur de la nuit aidant, nous rentrons. Je pousse quelques petites choses pour récupérer le nécessaire au confort de mes visiteurs. Le vieux fauteuil crapaud pour Tag, deux chaises encore à peu près cannées pour les hommes, et le tabouret de cuisine sur lequel je me pose, non sans avoir garni la table d’un étalage de fonds de bouteille.
« Tu comprends maintenant pourquoi je t’ai posé un lapin… ». Connaissant mon Cyclope, il m’aurait de toute façon à un moment ou à un autre mis le nez sur mon indélicatesse. Prendre les devants est en quelque sorte une excuse que je me fais.
« Lapin… Lapin… Fait Cyclope en gratouillant son début de barbe. Quel lapin ? répète-t-il façon Jouvet dans son célèbre monologue.
- Et dire que j’avais mauvaise conscience ! Alors j’aurais pu tout aussi bien me pendre de remord sans que cela ne t’étouffe…
- Décidément, non, je ne vois pas …
- Attends ! Ça n’est pas toi qui m’a tanné la cervelle pendant des semaines pour m’embarquer dans ton projet de tableau à deux mains contrariées ? Ne devions-nous pas nous y mettre fin septembre ?
- Ah ben si ! que lâche simplement Cyclope. Mais que veux-tu, ayant eu entre temps une nouvelle idée lumineuse, sur laquelle d’ailleurs j’ai pas mal bossé, j’avais complètement oublié celle-là . Sans parler qu’il m’en est venue une encore plus géniale… Tiens ! Si tu veux, et pour me faire pardonner, je te mets dans le coup…
- Qui veut finir la bouteille ? que je lance pour me retenir de lui pouffer en pleine figure. »
Le pire, c’est que je serai bien maintenant capable de lui en vouloir. Je peux tout pardonner à un copain, mais pas de me faire deux fois le même enfant dans le dos. Mi-juillet, j’avais déjà un sacré retard dans ma fresque, et les fréquentes visites de Cyclope pour me relancer n’arrangeaient pas mes affaires. Quoi qu’il en soit, j’avais promis à Iris une petite escapade sous quinzaine, bras dessus bras dessous, le long des chemins de halage du Canal des Deux Mers, notre périple vénitien en quelque sorte. Une promesse est une… Enfin ! Qui ne connaît pas la suite… ? Or donc, la veille du départ, Cyclope débarque une énième fois, pleurant sur nos lacets déjà noués : « … C’est un truc que je n’envisage pas de faire sans toi… Allez ! Dis-y, Iris ! Sa patte gauche et ma main droite, ensemble, je veux dire en même temps, sur la même surface. Lui le droitier, moi le gaucher. Ça va être génial ! On réfléchit d’abord chacun de notre côté, une petite maquette vite léchée, et on se jette à l’eau fin septembre… ». J’ai eu beau lui mettre en avant mon manque de temps, ma fresque, notre voyage de gosses, Iris et moi… Toujours est-il que lorsque nous fûmes seuls, Iris me dit : « Fais comme d’habitude… ». Elle est montée à la chambre, je me suis machinalement assis à califourchon sur une chaise, et au petit matin l’idée de Cyclope avait fini par m’embobiner. Ma fresque n’en était plus à une quinzaine près, et Iris comprendrait. Premières réflexions. Premières ébauches. Mais ça n’est véritablement venu qu’une bonne semaine plus tard. Entre temps, Iris et par je ne sais quels détours s’était retrouvée au pied de la fameuse dune, décidée à y camper jusqu’à plus soif. Et mon Cyclope n’avait plus donné signe de vie. Par contre coup, c’est ma fresque qui fit bénéfice de cette disponibilité, de cette solitude presque forcée…
« … un bout de saucisson, des cacahuètes ?
- Hein ? dis-je alors qu’une main me secoue l’épaule.
- Tu n’aurais rien à grignoter ? J’ai l’estomac sous les semelles. »
Malgré une fouille en règle du placard de la cuisine, je n’ai que deux ou trois douzaines d’œufs à leur offrir, sans oublier la réserve d’usage de vrais fromages. 68 se propose d’enfiler le tablier, et de nous la jouer recette campagnarde : omelette au camembert. Hé bien soit ! Ayons le palais poétique !
« Et si tu nous arrangeais un peu l’ambiance sonore ? propose Tag. »
Je ne me le fais pas dire deux fois. Le diamant grésille d’abord sur la vieille cire, puis la plainte du saxophone de Sonny nous accompagne jusqu’au bout de notre dînette. Il y a quand même du bon dans les choses simples, soyons justes !
« Bon ! On se le refait, ce monde ? Comme au bon vieux temps ! dit 68.
- Pas ça ! dit Tag. S’il te plaît, pas ça ! Ton omelette était si bonne qu’il serait dommage de gâcher la digestion par des blablablas atrabilaires.
- Ben alors de quoi qu’on cause ? insiste 68.
- Chuuutttt ! fait Tag en mettant son index sur ses lèvres, puis devant son oreille, jusqu’à le faire danser en l’air comme pour nous inviter à suivre les circonvolutions des ut et contre-ut du vieux Newk.
- Moi, si je ne parle pas quand je suis au coin d’une table, les fourmis me montent dans les jambes… conclut 68. Et je n’aime pas les fourmis, pas plus que les moutons d’ailleurs. Les premières sont toujours à trimer et aux ordres, les seconds incapables de brouter par eux-mêmes…
- À propos de moutons… Quelqu’un a-t-il des nouvelles des « Artristes » ?
- Quel rapport ? me dit Tag.
- Euh ! Aucun… Enfin je ne crois pas…
- Je n’en ai pas revu un seul depuis… depuis quand, au fait ? s’interroge Cyclope.
- Pareil pour moi, dit 68.
- Itou. »
Tag ayant ponctué le tour de table, manifestement personne ici ne sait où en est de sa survivance l’associative institution… Bref retour en arrière… De trois à quatre années… Une triple poignée de peintres sollicitent un local auprès de l’autorité municipale, histoire de faire coup double : soigner une récurrente réunionite, aérer de temps à autre la récolte de leur chevalet. L’ancienne Tour de garde ne demandait qu’à se voir redorer le blason. Cimaise au rez-de-chaussée, ateliers de groupe à l’étage, cénacles, colloques et conférences sous les combles. Plutôt que de m’aplatir devant la rumeur, laquelle murmurait aux esprits influençables que désormais toute actualité picturale digne de ce nom ne se faisait qu’à la Tour, je décidai d’aller voir par moi-même de quoi il retournait. Bien m’en prit toutefois, puisque cette saine curiosité me permit les rencontres de Cyclope, puis de 68 et Tag. Retrouvailles hebdomadaires, échanges d’opinion, première sympathie. Et premières divergences avec le gros de la troupe. Car sous la façade de vieilles pierres, se cachait ma foi beaucoup d’arrogance, d’égotisme, ou encore d’impudence mondaine qui, loin de satisfaire nos simples appétits cérébraux et artistiques, nous gavèrent bien vite, jusqu’à l’indigestion. Car aussi bien dans les mots que par les idées, dans les travaux que par les inspirations, l’auguste et subventionné aréopage de la peinture et des arts graphiques nous en a fait souper de ces fichues mixtures, tristes, fades, remâchées. Non pas que notre bande des quatre détienne des vérités et la connaissance, mais elle est réfractaire au banal et à l’ennui, voire ses ennemis. Donc, non pas s’affrontant en barbares, mais s’insupportant civilement, les deux clans apprirent tout doucettement à s’ignorer. Et disons le franchement : tout le monde sembla y trouver son compte. Nos « artristes » étaient libres de ronronner en rond, nous l’étions de retrouver certaines couleurs…
« Sinon, le bidule dehors, c’est ton coming out ? » rebondit Cyclope. Mes lettres me venant plutôt des malheurs de Sophie que de ceux d’Oliver, j’affiche deux mirettes à rendre jalouses toutes les pleines lunes de la terre.
« Ben oui ! Quoi ! Ta sortie de placard…
- Je ne sache pas y avoir été jamais.
- C’est fichtrement bien phrasé, mais faire le bête n’a jamais été une preuve d’intelligence, insiste mon sympathique camarade.
- Tu le cherches, ma parole ! dit 68.
- En tout cas ça y ressemble, dit Tag. Où veux-tu en venir ?
- Je le chatouille juste un peu… C’est notre heure, non ? ».
Mon petit doigt me souffle que Cyclope est à une bordée de me faire payer la note. Malgré sa désinvolture de tout à l’heure, j’ai comme l’impression que mon lapin, il ne l’a pas entièrement digéré, et qu’à sa manière, il est en passe de m’en recracher les petits os. C’est de bonne guerre. Il n’y a jamais eu de façon au sein de la bande. Pas de coups bas, pas de commentaires gratuits, simplement l’expression du fond de pensées d’individus capables de dire et d’entendre. L’heure étant, et parce ce que nous ne sommes pas encore couchés, je vais d’abord en quête de munitions : deux bouteilles de Sauternes que la sagesse d’Iris avait glissé derrière le tas de fagots, et un Paco De Lucia, un Hendrix, un Tom Waits, en accompagnement aux volutes de nos cigarettes.
« Bon, alors ! Si tu me le disais enfin, mon fait ? que je balance, toquant mon verre au sien.
- Rien d’irrémédiable, rassures-toi, dit Cyclope. Pour ce que j’en ai vu, je trouve simplement que ton mur détonne un peu avec le reste…
- Je ne trouve pas, le coupe 68. Quel meilleur endroit pour l’art, sinon la rue ?
- Pour dire la vérité, dis-je, mon intention est bien plus triviale.…
- Oh ! Mais je ne discute pas de l’endroit… Disons que j’ai la sensation que cette fois Capuchon a mis davantage d’eau dans son verre que de vin.
- Parce que toi, tu carbures toujours à l’eau-de-vie ? dit Tag.
- Tu sais bien que je ne peins jamais la main gâtée, dit Cyclope.
- Et tu sais tout aussi bien que je ne parle pas de ça, lui répond Tag, non sans un sourire à l’évidente équivoque. Une fois sur deux, ta peinture manque de nerf, d’épaisseur…
- Ooouuaais ! trompète 68. Comme si un coup sur deux tu délayais ton inspiration dans du pipi de chat…
- Je n’ai jamais eu la prétention de ne produire que des chefs-d’œuvre.
- Qui te demande de produire ? dit Tag. Contente toi de peindre. »
Elle étouffe un bâillement. 68 allonge ses jambes sur la table. Cyclope se grattouille le menton (une manie chez lui). Pas certain qu’il s’attendait à ce retour de bâton. Pour un peu, je boirais du petit-lait. Oh ! pas à la vache, bien sûr. Mais au calice de l’indulgence, je ne dis pas.
« D’accord, finit par avouer Cyclope. D’accord… Mais ma connerie n’est pas contagieuse au point de vous contaminer l’un après l’autre.
- À part toi, je ne vois personne dans cette pièce atteint de mégalomanie galopante, expire 68.
- Attendez, on parle de quoi, là ? Je dis que Capuchon semble s’être fourvoyé avec son trente mètres carrés, et vous me balancez comme le dernier des derniers.
- Fourvoyé ? que je toussote.
- C’est vrai quoi… On dirait un panneau de chez Giraudy. Et je ne parle pas uniquement de la taille…
- Tu t’entends parler, là ? demande 68.
- Quoi encore ?
- Oser comparer l’œuvre de Capuchon avec une vulgaire affiche. Pour le coup, si tous les panneaux publicitaires de cette ville étaient à la hauteur du travail de Capuchon, nous vivrions dans une galerie d’art à ciel ouvert.
- Ne rêvons pas, dit Tag, le regard un instant rêveur. Après tout, c’est peut-être ça le paradis des artistes : autant de murs, autant de toiles à peindre.
- Hé bien ! Disons que j’ai posé la première pierre de mon paradis, dis-je, croisant les mains sur ma nuque, croisant mes genoux. Oui, c’est ça… Sais-tu à quel point tu es formidable, Tag ? Tu viens d’un coup d’un seul ennoblir mon intention première…
- Qui Ă©tait ? dit Cyclope.
- Mettre une enseigne à la porte de mon atelier : « Ici vit un artiste-peintre ».
- Et pourquoi ne pas te faire tatouer sur le front, ARTISTE ? J’ignorais que tu souffrais à ce point d’un manque de reconnaissance, raille Cyclope.
- Il vaudrait peut-être mieux que tu arrêtes le bon vin pour cette nuit : il te donne la sentence facile. »
Sans doute venais-je de graver dans le marbre une vérité, puisque aussitôt dit, Tag scelle le sort de la dernière bouteille dans nos trois verres, n’accordant à celui de Cyclope pas même la dernière goutte. Pas de pitié. Aucun remord. Qui aime bien, châtie bien !
Faut dire pour notre défense que Cyclope est dans ses habitudes de lancer la diatribe, comme le pêcheur du dimanche l’hameçon. Il ferre et le poisson, goujon, rissole déjà , brochet, recrache la mouche. Peu importe la pêche, seul le plaisir de voir le bouchon faire ses ronds dans l’eau compte. Cyclope ne s’arrête guère aux drames, aux combats sous la ligne de flottaison. Il est le bouchon qui ride la surface de l’eau. Il est, en quelque sorte, le détonateur de l’onde de choc… L’eau prendrait feu qu’il ne s’en apercevrait même pas, tant absorbé par le désordre qu’il n’a pas craint de déclencher lui-même.