Poisson en avril, pain blanc en juin
Suite de Je l’ai échappé belle !
Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse, avec ça… !
Il fusillera d’un doigt le tableau. Accroché au mur comme une tique sousl’oreille d’un bâtard.
Je lui aurais tendu le bourbon de bienvenue, et me retiendrai de le lui balancer en pleine figure… Son “avec ça” le mĂ©riterait, non ? Mais ce sera une familiaritĂ© trop hâtive.
Le type m’arrivera tout droit des Amériques. Ma notoriété ne dépasse pas la Rue d’En Bas. Et pourtant John Strike, embarqué sur un 747 à Miami, franchira la porte de mon atelier dans moins de vingt minutes. Il aura l’air de sortir tout droit d’un des bureaux d’IBM, l’attaché-case cadenassé à la main. J’ai l’air d’un pithécanthrope avec mon vieux Raphaël à l’oreille. C’est que nous en ferons une sacrée paire, lui avec ses Timberland aux pieds, et moi mes Charentaises effilochées…
Strike fait la tournée des popotes pour le compte de l’Art Gallery of Miami Beach. Sa mission : débusquer à travers l’Europe la marchandise qui ornera les cimaises de l’Art Gallery, avant que le plaisir de quelques collectionneurs passionnés ne fructifie. Il saute depuis plus de cinq ans d’un atelier à l’autre, se fichant des frontières comme des horaires, un vrai vampire assoiffé de sang. Son œil, selon la rumeur, est d’une sûreté à toute épreuve. Tout autant que son opinion, faisant la pluie dans le ciel de nombreux peintres, et le beau temps chez quelques galeries, dont la plus courtisée de toutes : l’Art Gallery. En somme : un chasseur de têtes. Mais la mienne lui reviendra-t-elle ?
C’est à une des blagues des copains que je dois la visite de Strike. Au premier avril, les trois-quatre fidèles avec lesquels je tarote entre deux séances de chevalet se sont payé l’imagination de me fabriquer dans le dos le Book de ma vie… Biographie en béton armé, repiquage d’œuvres tous azimuts, commandes publiques réalisées, et tout le Saint-Frusquin ! S’ont allés fouiner dans la version Internet du Who’s Who, z’y ont déniché l’existence du plus célèbre des marchands d’art, et expédié illico presto le colis. N’oubliant pas de me poster une copie de leur poisson d’avril. Autant dire que l’une des séances suivantes de tarot coupa court…
” Qu’est-ce c’est qu’ça ? ” que j’ai lancĂ© Ă la ronde, plus paniquĂ© que furieux.
Les bouteilles sous le bras et la casquette encore avachie sur le front, aucun d’eux n’avait manifestement pas idée de ce que je leur balançais sous le nez.
” Hein ? Qu’est-ce c’est qu’ça… ? ” Et je me reçus les fesses sur une chaise, tout simplement Ă©branlĂ©. J’avais eu toute la journĂ©e pour me remettre de la terrible nouvelle, mais je ne m’en Ă©tais pas remis. Comprenant enfin mon dĂ©sarroi, Yfig se saisit du bristol qui pesait au bout de ma main, se le cala sous l’œil, et d’une seconde lecture Ă voix haute mit au parfum l’assemblĂ©e.
” C’est pas vrai ! Ça a marchĂ©, alors ?
- Tu parles que ça a marché ! que je pleurais. Et comment je vais me sortir de ce piège à con ?
- Au contraire ! lança Gilles. C’est la chance de ta vie…
- Tu peux pas dire qu’on n’a pas tout fait pour, dit J&B.
- C’est pas vrai ! Mais c’est pas vrai ! Vous avez de la chicorĂ©e Ă la place de la comprenette, ou quoi ? ”
À la réception de la copie du Book, et surtout après que les copains m’eurent affranchi de l’envoi de l’original à l’autre bout du monde, j’avais fini par rire aussi… Un rire jaune, pas franc. Il m’était inimaginable que le John Strike en question mordît à l’hameçon.
” Vous me grillez sur ce coup, les gars ! Vous le savez, ça ? Quand ce cow-boy va dĂ©barquer ici, et qu’il ne va rien voir de ce que vous lui avez fait miroiter, je ne vous dis pas le pedigree qu’il va me tailler…
- Pourquoi que tu te biles d’avance ? Et puis si l’As des marchands vient te voir, ça prouve qu’on a fait du bon boulot…
- Il est vraiment con, le Strike ! Jamais il vérifie ses sources ? Tout est faux dans ma biographie… À neuf ans, c’est une méningite que j’ai eu, pas une rhinopharyngite !
- Bah ! tu sais, l’anatomie et moi, ça fait trois… S’était marré Gilles.
- J’ai pas exposé à Tokyo, mais à Tocquio En Caux…
- T’auras qu’à tout me mettre sur le dos, avait dit J&B. Tout le monde sait que si j’ai choisi la peinture et pas l’écriture, c’est Ă cause de l’orthographe. ”
Leurs arguments n’avaient pas fait mouche. J’étais toujours dans ma vision de fin du monde.
” Un deux mètres sur trois cinquante pour Ă©gayer le mur de la cafĂ©tĂ©ria du FJT, si vous appelez ça une commande publique, vous !
- Mais tu vois toujours tout en noir, avait dit Yfig. Tu crois que Chagall s’est tout de suite attaquĂ© au plafond de l’OpĂ©ra de Paris ? La Cafète, ça restera Ă jamais dans l’esprit des foules ton Salon du Roi du Palais-Bourbon, ton Guernica ! ”
Mais je ruminais mon idée noire…
” Sans parler que foutre le rĂŞve de Christophe Colomb parmi mes soi-disant Ĺ“uvres, c’était gonflĂ©, non ? Ben ! l’autre con, il a rien vu… Qu’il me connaisse pas, y-a pas de quoi trouer un chat ! Mais ĂŞtre le crack de tous les marchands d’art et pas connaĂ®tre l’œuvre de Dali, faut ĂŞtre sacrĂ©ment con ! Moi, je vous l’dis ! ”
Je m’étais mis à pleurnicher, comme un foireux empêtré dans ses gamineries. Non seulement il allait me faire une tête au carré, le Strike, mais il exigerait pour le moins le remboursement de son billet d’avion.
” Fallait bien te donner un coup de pouce…
- Un coup de poignard, tu veux dire ! et ma gorge s’était nouĂ©e de plus belle. ”
Pour sûr ! John Strike parlerait de moi au pays, une fois la supercherie découverte. Si j’avais encore des illusions, je pouvais espérer au mieux être coffré pour faux et usage d’expédients.
” Ton Strike dĂ©barque dans trois mois. Mets-toi au boulot. C’est bien le diable si tu nous ponds pas d’ici lĂ une flopĂ©e de chefs-d’œuvre.
- Vous en avez de bonnes ! Depuis ma toile blanche, j’ai rien fait… ”
Dans dix minutes, John Strike écrasera la sonnette de son doigt bagousé. Ah ! Il ne sera pas déçu du voyage, le dénicheur de talents. Un coup à le dégoûter de remettre jamais les pieds dans nos provinces. Un mec de sa réputation n’est certainement pas du genre à goûter la plaisanterie, fut-elle la preuve des bons sentiments que me portent les copains. Y a des coups de pieds à l’amitié qui se perdent, je vous jure !
J’avais quand même eu mon heure de bravoure. Fin avril, j’avais fini par me confier à ma pacsée. La tête sur les épaules, elle, Iris m’avait conseillé de jouer franc jeu avec le dénommé Strike, et d’un courriel repentant tout lui avouer, me confondre en excuses et annuler la rencontre. Ce ne fut qu’au moment de gravir les marches de La Poste, décidé à me connecter à la borne, que je m’étais rebiffé contre ma couardise.
” Tu comprends… Je dis, de retour Ă la maison… Si je ne saute pas sur l’occasion maintenant, je resterai Ă jamais ton barbouilleur anonyme. Après tout, le travail me fait pas peur…
- Tu vas droit dans le mur, chéri.
- Toi au moins, tu crois en moi. ”
Et Iris s’était replongée dans son Tolkien, m’abandonnant à ma solitude d’artiste.
Je n’avais pas menti aux copains. Depuis la fameuse toile blanche, je n’ai pas été fichu de noircir du lin. Pas un millimètre carré ! Parole : pas ça ! Je vous fiche mon billet que je suis bon pour la casse. Mûr pour l’embauche chez Pirolin Père&Fils et me farcir toutes les façades du département au blanc d’Espagne. Y-aurait pas de honte… Mais tant de talent gâché… Parce que j’en avais à revendre, du talent… Avant que cette damnée dent pourrie (1) ne vînt à tout gâter.
Je n’en dormais plus. Dans la chambre, Iris tournait page après page, les cheveux en corolle sur l’oreiller blanc, le drap blanc épousant les ronds et les creux de son corps, davantage inspirée par Frodon le petit Hobbit que par les mésaventures de son peintre à domicile. Moi, assis sur le rebord chaulé de la fenêtre, je regardais la blancheur de la lune pâlissant mes nuits blanches. Je voyais du blanc partout. Une obsession. La hantise que mon esprit se fût à jamais installé dans le vide.
” Ce n’est pas que ma dent qui est pourrie… C’est tout le cerveau.
- Je sais mon chĂ©ri… Je sais. Allez ! viens te coucher. J’ai sommeil. Demain, tu retrouveras tes bonnes vieilles idĂ©es. ”
Mais sur aucun des lendemains je n’avais pu compter pour renouer avec l’inspiration. Des jours entiers à me morfondre dans la pénombre de l’atelier. J’avais tout tiré, verrou de la porte, rideaux sous la verrière. Je voulais que personne ne pût me surprendre en pleine déconfiture. À heures fixes, Iris déposait sur le palier une tasse de café ou mon bol de soupe. Elle me croyait en plein boulot. Vautré sur le vieux canapé, je restais l’œil hagard, l’esprit amorphe. L’envie de peindre était là , intacte, mais peindre quoi ? Pas la moindre idée ! Affreux…
Au tarot suivant, et après que le Petit me fut piqué par l’adversaire alors que j’aurais pu le sauver mille fois, à la fin de la donne et en bon psychologue Yfig prenait les devants :
” Bon ! On range les cartes et tu nous mets tout sur le tapis ! ”
Je me suis donc ouvert aux copains, tout en me moussant les lèvres à ma pinte de Ch’ti.
” Je suis plus bon Ă rien !
- À rien ?
- Pour la peinture, je veux dire…
- Mais tu nous fait le coup trente et un jours sur trente…
- Cette fois, c’est sérieux. Votre Strike va débarquer, et j’ai rien à lui montrer.
- Et ça ? avait dit J&B, dĂ©signant la toile blanche sur le mur. ”
J’ai hissé à fond mes épaules vers le plafond, histoire d’insister sur notre différend.
” Une fumisterie ! J’ai jamais rien peint d’aussi nul. Ça n’a aucun sens.
- Le fait est… Avait approuvĂ© Gilles. ”
Iris faisait le cinquième. Sous la table, son pied avait caressé le mien, dans cette espèce de réconfort qu’une mémère adresse à son toutou après une grande frayeur. En même temps, elle avait posé un regard cléopâtrien sur le mien. Façon de commandement au ressaisissement, de requinquer son légionnaire en lui montrant le sentier qui mène à la guerre.
Iris a toujours le don de me montrer la voie ; ses silences sont de longs plaidoyers contre mes humeurs grises, et le peu de mots dont elle use sont parlants… l’indifférence qu’ils semblent révéler dans leur premier degré, sont autant d’aiguillons qui me poussent à l’action, tôt ou tard.
” Refais-moi comme il y a dix ans, avait-elle proposĂ©. Morceau par morceau, des grands formats.
- Du remâché ? Il en faudra davantage pour intéresser Strike…
- Mais pourquoi tu tiens tant à posséder ton sujet avant de t’y mettre ? m’avait coupé Gilles. Prends tes pinceaux, tes tubes, et lance toi ! Le sujet s’imposera de lui-même. P’t-être que tu t’en apercevras même pas.
- C’est ça ! Je balance la sauce, sans savoir le pourquoi du comment… Peindre les yeux fermés, très peu pour moi. J’aime bien savoir dans quoi je trempe mes pinceaux.
- Paraît que les Américains aiment nos paysages, avait dit Yfig. Travaille une série de sous-bois couleurs d’automne, et quelques gros plans de feuilles mortes, de fleurs des bois. Il en faudra pas plus pour séduire ton Strike.
- Les paysages ? Je croyais qu’ils nageaient en plein conceptuel…
- Alors tu écris de ton plus beau pinceau sur des toiles blanches, façon Ben : Feuille morte n°1, Feuille morte n°2, Promenade dans le bois de Nèfles, Cueillette de cèpes par matin brumeux… Des titres, moi je t’en trouve à la pelle.
- C’est pas con, ça ! avait sur l’idée de J&B surenchéri Gilles. Sers-toi de leur art contemporain pour le leur renvoyer en pleine figure.
- Sans parler qu’ainsi t’as aucun mal à fournir l’As des As, avait conclu Yfig.
- Vous ĂŞtes sĂ©rieux… ? Non, allez ! Vous me faites marcher. ”
J’avais bien vu quelques vagues sourires dans le visage de mes amis, mais pas franchement un éclat de rire. Autrement dit, dans l’air de la blague flottait comme une suggestion somme toute sérieuse.
” Non, non… Vous ĂŞtes bien gentils, mais faut que le sujet me vienne de l’intĂ©rieur… Sinon j’aurais l’impression de faire de la copie. ”
Dans la sagesse que je lui connais depuis notre premier jour, Iris avait pris la situation en main. Levée de table, puis habillant nos chopes de sans faux-cols, elle était allée prendre dans un tiroir du buffet le vieux cahier dans lequel j’avais noté, bien avant notre rencontre, quelques idioties d’adolescent. Elle avait pris à l’abordage la première marche de l’escalier, nous faisant face dans une attitude d’oracle. Le cahier ouvert dans ses mains servant de pupitre, elle avait lu d’une voix sentencieuse :
Dépêche-toi de peindre, ou dépêche-toi de mourir.
Je m’étais quelque peu ressaisi à la mi-mai… Les paroles d’Iris cliquetaient sans cesse dans mon ciboulot. Ce soir-là où elles furent prononcées, les copains n’en avaient pas cru leur oreille : moi, l’auteur de ce précepte ? Ben ! Oui ! N’avons-nous pas tous à un moment ou à un autre la petite pensée profonde qui est censée donner un sens à notre petite existence ? Je m’étais formulé cette babiole à l’âge où l’on ne croit en rien, et dans lequel je me perdais. Je découvrais à peine la peinture, et cette découverte m’avait fait miroiter une possible croyance : sans l’acte de peindre, l’acte de vivre n’a aucun sens. Aussi m’étais-je saoulé de peinture, histoire de ne pas éprouver cette sensation de perdre mon temps. Je peignais tout et rien. Chaque envie de couleur, chaque émotion esthétique était prétexte à les étaler, à les interpréter sur la toile. Comme c’était bon de peindre sans me poser la moindre question.
Mais l’épisode de ma dent pourrie avait tout remis en cause. L’éloignement pendant quelques jours de l’atelier avait coupé l’élan. Au retour, je n’avais été capable que de cette punaise collée à la chaux, et qui m’avait coûté la bagatelle de trois mois de souffrance. Tant de fièvre, de labeur, de réflexion pour n’accoucher que d’une toile blanche, non vierge mais tout auréolée d’un blanc de titane. J’avais pu me leurrer sur le coup, et croire aux inventions de mon esprit… De la rigolade.
Et puis maudit soit ce triste 1er avril ! Le poisson se voulait clown, il était requin. Il dévorait mes certitudes. Je peignais avec plaisir, fécondité, désintéressement. L’annonce de la venue de l’agent de l’Art Gallery of Miami Beach avait d’abord été un coup de massue, puis éveillé en moi un nouvel appétit : la célébrité. J’avais voulu relever le défi. Mais plus les chevilles enflaient, plus la tête se vidait. Rien dedans qui pût me faire l’égal d’un Dali, vraiment non ! Ou d’un Hopper. Encore moins d’un Klein ou d’un Picasso. Quand je pense qu’il suffit à un gamin d’école de s’y mettre pour que ça roule ! Non vraiment, j’étais paralysé par cette idée que ma célébrité internationale ne pouvait passer par ma petite peinture ; insidieusement, je m’étais persuadé devoir lui donner une autre allure, la dévier de sa provincialité, l’affubler d’un caractère qu’elle n’a jamais eu : l’universalité du discours. Qu’est-ce que les Américains auraient à faire de mes natures mortes ou des belles courbes de mon Iris ?
Juin passa comme un pet chevalin. Non pas qu’il me fut effervescent, mais pour la raison que chaque jour avait été si long à me désempêtrer de mes doutes, de mes angoisses, que le temps matériel avait filé sans que je n’eusse produit la moindre barbouille. Le temps m’était compté. Quinze jours plus tard, l’ombre de John Strike allait fendre le perron de la maison. Et toujours cette fichue inspiration qui me montrait son cul de sorcière.
Iris respectait ma solitude et ma détresse. C’est sa façon de partager mon statut d’artiste. Ne pas m’encombrer l’esprit de vains encouragements. Aussitôt Tolkien ingurgité, elle s’était attaquée à Léo Malet, histoire de multiplier les plaisirs. Les copains ne m’avaient plus sollicité pour le tarot, estimant eux aussi ne pas devoir me distraire de ma lutte contre ce génie qui me refusait le droit d’astiquer sa lampe.
J’errais donc de la porte de l’atelier au débit de tabac, du zinc de la rue d’En Haut à la porte de l’atelier, bifurquant quelques fois vers le cou d’Iris, y cherchant, mes bras ancrés à ce nid à parfums, la grâce. Iris ne disait mot ; mais je sentais combien elle compatissait à mon malheur, sa joue caressant les veines pulsatives de mes mains.
Dans cinq minutes, l’envoyé du diable sera là . Un dernier coup d’œil au tableau blanc. L’unique pièce à proposer à Strike. Je compte sur son rassasiement. Si sa tournée a été fructueuse, je peux encore sauver mes meubles. Iris achève La Divine Comédie, la jambe ballante par-dessus le bras du fauteuil. Notre silence est coupé par le carillon de la porte d’entrée. Mauvais présage : Strike est réglé comme l’horloge du Grand Inquisiteur.
” Vite ! Vite ! DĂ©barrasse- moi de cette croĂ»te…
- Moi, je la trouve plutĂ´t bien, me souris Iris.
- Dépêche toi, allez ! Si l’autre voit ça, je suis bon comme la Romaine.
- Euh… Je reviens, ou je m’enferme dans la chambre ?
- Je prĂ©fère que tu n’assistes pas Ă l’exĂ©cution. ”
Perfide, Iris me caresse la lèvre d’un court baiser - celui du condamné ? - avant de disparaître dans l’escalier, me laissant en tête-à -tête avec la toile blanche.
” Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse, avec ça… ! ”
John Strike fusille du doigt le tableau. Je lui tends le bourbon de bienvenue, et me retiens de le lui balancer à la figure… Son avec ça le mérite, non… ? Tant de souffrance et de tortures pour en arriver là .
Je ne puis me permettre une familiarité trop hâtive. La diplomatie me recommande de me faire tout petit dans mes Charentaises.
” J’ai fait ce que j’ai pu, dĂ©solé…
- Et oĂą sont les autres tableaux ?
- Les autres ?
- Ceux qui figurent dans votre Book, voyons !
- Ah ! ceux-là … Vendus, jusqu’au dernier, dis-je d’une voix distraite.
- Mais vous saviez que je venais…
- Mais je ne savais pas si vous accrocheriez Ă ma peinture. C’est que je ne peux pas me permettre de rater les occasions, moi. ”
J’y vais au culot. Dans ses jeans et baskets, il m’impressionne pour ainsi dire de moins en moins à chaque mot, le John Strike.
” Une seule toile ! Vous n’avez qu’une seule toile Ă me montrer ?
- Elle vous plaît pas ?
- Un chef-d’œuvre, assurĂ©ment. Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’une seule toile ? Je dois rentabiliser le dĂ©tour… ”
Un chef-d’œuvre ? Je guigne sur le drôle. C’est le poisson qui s’accroche, alors ! Jamais je n’ai fait un pâté aussi fade. J’éprouve autrement plus de fierté avec mes gentilleries habituelles. Même si elles n’ont d’autre ambition que de décorer l’appartement des petits amateurs ou celui des copains, d’assurer la lecture d’Iris et mon réapprovisionnement en couleurs.
” Bon ! Combien pouvez-vous m’en peindre d’ici le 22 ?
- C’te blague !
- Je reprends l’avion le 23. Dans cinq jours, je viens prendre les toiles. Je veux une série de trente.
- Arrêtez de vous payer ma fiole… Vous pouvez dire aux copains que j’ai marché jusqu’au bout, mais là , je passe la main.
- Qui ? Bah ! Peu importe. Vous me troussez trente toiles, monochromes…
- …
- Toutes blanches.
- …
- C’est ça l’idée géniale ! On en a par-dessus les yeux de la couleur. Je salue votre audace.
- Basta !
- Non, non, je vous assure. Et puis vous n’oubliez pas la petite touche philosophique sur chacune des toiles…
- Hein ?
- C’est bien un point d’interrogation que je vois là … ”
Strike se plante face au mur, le majeur traçant une sinuosité lascive devant le lin de la toile. Par trois fois, son doigt caresse l’air, marquant le geste d’une touche finale.
” C’est bien un point d’interrogation, que je vois lĂ ?
- Vous, on peut dire que vous avez l’œil…
- Je suis le meilleur de la profession. ”
Inutile de discuter avec un citoyen ulcéroïde de son espèce. Qu’il voit des vessies là où il n’y a guère de lanternes, c’est à se visser de rire.
” C’est ça ! Vous dĂ©clinez toute la ponctuation… Point d’exclamation, de suspension, virgule, tiret, et cetera.
- Et vous en ferez quoi, de mes ponctuosités subliminables ?
- GĂ©nial ! Ce sera le titre de la sĂ©rie. Et après vous m’en ferez d’autres, dĂ©clinant des hiĂ©roglyphes, des caractères cyrilliques, des idĂ©ogrammes… Tout y passera… Grecs, arabes, romains, gothiques. Je vous promets fortune et cĂ©lĂ©britĂ© ! ”
Il s’enflamme, le margoulin, gesticule, lève les bras au ciel ; tandis qu’en mon for intérieur, je bouillonne. À défaut d’arrêter là la plaisanterie, je me fâcherais pour de bon avec les copains.
” Bon ! si je rĂ©sume, je mets mon gĂ©nie au clou, et je rĂ©cupère ma mise Ă la Saint-Glinglin. Trop peu pour moi. Je m’en retourne Ă mes barbouillages, et vous allez boire le coup avec les copains… Ă€ ma santĂ©, tiens !
- Et ça, c’est de la roupie de sansonnet ? ”
Là , je tique. Mon Strike abat ses cartes. Il a ouvert son havresac d’un large zip, et me fourre sous le nez des liasses entières de billets verts. Surprenant ma surprise, mais devinant mon scepticisme (je suis bien incapable de faire la différence entre le vrai du faux dollar), John me sort d’une poche un document tiré à quatre épingles.
” Puisque vous doutez encore, voici un contrat, engageant l’Art Gallery of Miami Beach Ă vous acheter votre production pendant les cinq prochaines annĂ©es. Je signe immĂ©diatement sur un simple signe de tĂŞte.
- Je vais me réveiller… Je vais me réveiller.
- Faut bien si vous voulez vous mettre au travail tout de suite.”
John Strike est parti depuis cinq bonnes minutes, mais il me faut bien ça pour ne pas m’endormir sur ce fichu cauchemar. Le fauteuil m’a happé de ses vieux bras. Avachi, je détourne mon regard du tableau qui m’épie.
” Un point d’interrogation… Tss-tss !
- Tu dis ? ”
La discrétion d’Iris n’a pas son pareil. Elle est arrivée dans mon dos comme une plume que la brise roule gentiment. Maintenant je perçois la saveur de ses parfums : le patchouli de ses cheveux, l’ilang-ilang de son ventre, l’œillet de son esprit.
” Chou blanc, n’est-ce pas…
- Tu crois pas si bien dire. ”
C’est parce que ses yeux en disent plus long qu’il n’y paraît que je ne me suis jamais lassé de les peindre, elle et son corps.
” Tu as toujours envie de l’original de Jules Vernes ?
- C’est le rêve qui se poursuit ?
- Viens ! Allons voir si le vieux Michel accepte les dollars… Et après on invite les copains Ă l’Étable. Rien de tel qu’un bon haricot de mouton pour se mettre en train… ”
Et tandis que nous trottons de rue en rue, je ne peux m’empêcher de songer combien les Voies de la Création sont impénétrables.
(1) Mésaventure survenue à notre malheureux peintre et qui l’éloigna de l’atelier plusieurs jours.