L’Ă©quation des poux (3)
« N’écoute pas ce rabat-joie, dit 68, ce que tu nous as fait là est tout bonnement magique ». Il se lève, dégourdit ses jambes dans un petit cent pas de sentinelle somnambule.
Le tout, si je veux garder la tête froide, étant de faire la part des choses. Entre l’un prêt à me lapider, les autres à m’encenser, je crois pouvoir m’en sortir en m’accrochant à la véritable genèse de mon mur : prendre ma place dans la cité et jouer mon rôle au sein de la communauté. Une petite place, un petit rôle. Néanmoins le nécessaire pour me sentir à l’aise dans mes charentaises, et croire qu’un peu de poésie picturale puisse encore ralentir le désir humanoïde et effréné de la rentabilisation du temps, de l’espace et des relations.
« Oh ! Là là ! Vous avez vu l’heure ? fait Tag, se redressant comme l’épi de blé sous la rafale du vent. Si je ne me rentre pas maintenant, je suis bonne pour déambuler au radar toute la journée.
- Quoi ! Déjà ? Mais on n’a pas fait le tour…
- À part celui du cadran, je ne vois pas…
- Ta reprise… Quand est-ce que tu nous parles de ta reprise ?
- Passez à la maison samedi soir, et vous verrez, propose Tag. Bon ! Qui ne craint pas de faire un bout de chemin au bras d’une bunny’s girl ? »
Cyclope sera le chevalier servant, 68 prétextant une cigarette à terminer pour un peu de rab en ma compagnie. Mais avant que je ne referme la porte sur nos lâcheurs, Cyclope prévient que de toute façon nous reparlerons de tout ça.
« Il y tient ! le bougre…
- Bah ! soupire 68, tu n’ignores pas comment sont nos grands artistes… Toujours à courir la polémique, histoire de semer le désordre, le doute, pour mieux régner. Et si mon avis vaut pour quelque chose, ta fresque n’a pas fini de faire parler d’elle, et à plus d’un titre !
- Et si nous faisions une petite flambée ? À moins que tu n’aies mieux à faire.
- Va pour la flambée ! Mon vieux rhumatisme t’en sera éternellement reconnaissant. »
Je ne m’en suis pas trop mal sorti avec les préparatifs, et les premiers crépitements du feu nous poussent à l’humilité. Il y a du Mozart dans cette sonate improvisée. C’est toujours la même chose : un rien me fendrait le cœur, quand je ne suis pas même capable de m’émouvoir sur le sort des poulets élevés en batterie. La pensée de l’Homme est grande, la mienne petite. Le barouf d’une volée de scooters remontant la rue me tire de ma contemplation. En un éclair les flammes cessent d’être les petits rats du Lac des Cygnes, et mon époque me rattrape. Juste le temps d’attraper au vol un regard de 68… L’esquisse d’un sourire… Nous sommes, semble-t-il, sur la même longueur d’onde.
« Alors, que dois-je supposer ?
- À propos ? » que je lui réponds, me levant, décidé à fouiller toute la maison. Ce serait bien le diable si je ne parvenais à mettre la main sur un quelconque millésime. Non pas que je sois en manque, mais l’ambiance, l’amitié, se prêtent à un bon petit dernier.
« Tu ne veux pas en parler ? Remarque, je comprends…
- Qu’est-ce que tu dis ? » que je dis, sortant la tête du placard de la cuisine, tirant à moi la bouteille de fine… Comment ne pas y avoir pensé plutôt ? C’est comme chercher le pain sous la cloche à fromage…
« Je crois que les copains se posent également la question. Oh ! Pas en vraies concierges, tu t’en doutes… Seulement pour compatir, au besoin…
- Je savais bien que tôt ou tard on y viendrait… Deux doigts ?
- Pour commencer… »
Je passe un coup de torchon dans deux anciens verres Ă moutarde, les remplis au trois quarts.
« À quoi ?
- À tes amours… propose 68.
- Et pourquoi pas au Grand Turc !
- C’est à ce point-là ?
- C’est justement ce que j’aimerais savoir… ».
Je lui déballe par le presque menu mon roman, illustré de l’unique carte postale qu’Iris a envoyée depuis son départ. La dune est belle, certes, mais au point d’attirer les muses délaissées ? Je n’ai pas la réponse, mon cher 68… Comment comprendre l’inexplicable. Jamais Iris n’avait manifesté de goût particulier envers ce satané tas de sable. Les chemins de halages, oui… La brume matinale, les écluses, les feuilles d’automne… Mais les grains de sable dans les chaussettes, le vent salé fouettant les joues, l’indiscrétion des appareils photos nippons… Je ne connaissais pas ce goût de l’exotisme chez Iris. Ce qui n’est pas sans m’inquiéter… Inquiétude dont je ne souffle mot à mon ami. Passe encore de lui parler en confidence de quelques petites choses, mais la pudeur recommande que je taise les tortures de mon cœur.
« Oh ! Je sais ce que tu vas me dire : j’ai usé jusqu’à l’extrême la patience d’Iris. Et tu as mille fois raison…
- C’est que je connais la chanson… »
C’est vrai que lui aussi a payé son tribut à la peinture. Tout comme Cyclope. Désolé pour le cliché… Certains ont la vie dure. Mais après tout, les chiffres témoignent en faveur de cette banalité : l’existence d’un artiste n’est que rarement bonne à partager. La brune de Cyclope n’a pas tenu plus de trois mois. La rousse de 68 à peine deux ans. Si ma blonde s’entête, il nous aura manqué cinq semaines pour fêter nos six ans. Bon sang de chiffres ! Implacables !
« Tu crois qu’ils sont tout aussi impitoyables pour d’autres catégories professionnelles ?
- Qui donc ? dit 68, préoccupé par son verre, qu’il tente désespérément de poser sur son genou.
- Les chiffres, mon ami, les chiffres. J’ai fait le compte, et sur les quatre de la bande, trois ont du mou dans leurs amours. Je parie que chez les toubibs, ça ne doit pas être non plus tous les jours la noce… Et chez les pompiers ?
- Les VRP ? Les savants ?
- Les dépanneurs ? C’est que quand faut y aller, faut y aller, non… ? Deux autres doigts ? »
68 m’en sollicite plutôt trois. Me penchant pour le servir, je trouve beaucoup plus judicieux d’atterrir à ses côtés, cul sur le plancher. Il a raison, au ras du sol, la flambée produit ses meilleurs effets. La chaleur me prend directement à la tête, et se répand en une douce coulée jusqu’à la pointe des orteils. Quand je pense que ma pauvre Iris est toute seule sous sa tente, glacée de froid, sans pouvoir trouver le sommeil à cause de ce putain de vent…
« Tu veux mon avis, demande 68, c’est les curés qui ont tout compris. Ils n’ont à tenir compte que d’eux-mêmes…
- Pas de petits-déjeuners au lit. Pas de balades le dimanche.
- Pas de sorties au cinéma…
- Pas de petits plats dans les grands…
- Pas de belle-famille…
- Et surtout… Surtout ! Pas de queue à la caisse du supermarché ! » que je conclue en sifflant d’un coup ma fine.
Geste auguste qui, je l’avoue, m’arrache une grimace qui, j’en suis certain, épouvanterait une gargouille de Notre-Dame. Pour éteindre l’incendie dans mon ventre, je remplis mon verre. 68 me tend le sien, mais la cible est lointaine, la bouteille lourde… Le pont tangue dangereusement. Nos esprits vont devoir s’accrocher ferme au bastingage, sinon les conneries vont pleuvoir comme à Craonne.
« Dans le fond, dit 68, pourquoi qu’un jour ou l’autre on se laisse mener par le bout du cœur ? On vit-y pas mieux en ours ? »
Qu’est-ce que je disais… Ah ! Oui ! Les conneries… Hé bien ! Allons-y franchement. La fine sera notre excuse, à défaut d’être inspiratrice.
« Y a des choses qui s’expliquent pas, mon vieux… Tu peux expliquer, toi, pourquoi on est des ours incapables de vivre en ours ?
- Les hormones, peut-être…
- D’accord, ça compte… Mais pas au point de fiche en l’air deux vies, si ?
- Un bon ragoût dans l’assiette, alors ?
- Je ne dis pas non. Mais je sais cuire mes Ĺ“ufs tout seul.
- J’y suis ! La peur de crever tout seul dans son coin…
- Pour ça, il y a les bons dieux, non ?
- Alors je ne vois pas, conclut 68. »
Décidément le plancher se fait vache. Il glisse. Il tourne. Il se dérobe sous mes fesses. Me voilà étendu de tout mon long, comme au bon vieux temps dans la luzerne, au côté d’Iris. Mais cette nuit, les écailles du badigeon du plafond ont remplacé le ciel bleu, et la fumée de la cheminée les arômes des sous-bois. C’était au temps où répondant aux sollicitations d’Iris, j’étais davantage occupé à arracher les pétales des pâquerettes que préoccupé par mon travail… Une seconde de relâchement avait suffi pour que l’ours en vienne à détester sa tanière. Pourtant, que n’avait-il pas fait pour se la creuser au plus lointain du sentier ! Même le temps n’y avait d’emprise… Un jour, parce que je cherchais un second souffle, je me suis attardé à la fenêtre, contemplant la rue, les petits riens qui l’animaient. Lorsqu’une inconnue est sortie de la librairie… Iris venait d’entrer dans ma vie…
« Tu… Tu veux que je te dise ? bafouille 68. Quel que soit le… le mystère, je dis, moi, que nous ne sommes pas différents des autres. Davantage passionnés, je… je veux bien…
- Et exigeants.
- Hein ?
- Mais exigeants envers nous-mĂŞmes, attention !
- Ah ! Oui… Les autres se laissent traverser par des pensées, des émotions… Nous, nous voulons les arrêter, les vérifier sur le champ… les travailler jusqu’à ce qu’elles nous paraissent se confondre avec la réalité de la vision qu’on en a eue…
- Si tu veux mon avis, t’es complètement saoul.
- Ça se pourrait fichtrement bien… Dis, t’aurais pas un p’tit coussin pour ma pauvre p’tite tête… Parce que si j’m’endors le nez en l’air, tu vas vite te croire en gare de triage… »
Je roule en boule mon vieux gilet et le lui glisse sous la tête. Il me reste tout juste assez de force pour me traîner jusqu’à la cheminée et poser une dernière bûche sur la braise. Après quoi, je m’adosse au mur, les jambes raidies par la fatigue, la tête retombant sur mon torse, bras croisés. Et en avant pour un rêve ou deux !
« Tu sais, je pense à Iris, dit 68…
- Et moi donc !
- Je m’en doute… Non, mais je me disais que si elle est partie parce qu’elle n’en pouvait plus d’attendre que tu daignes sortir de ton atelier, pourquoi tu ne couperais pas la poire en deux : hiberne six mois dans l’année. Tu peins six mois, tu vis les six autres…
- C’est pas con… Mais ça se commande pas…
- Comme si je le savais pas…
- J’y penserai… En tout cas : merci.
- De rien.
- Bonne nuit.
- Bonne nuit. »
Et ça se remet tout à coup à crépiter dru dans l’âtre. Une vraie pétarade de gamins, un 14 juillet, avec lampions et tout. Enfin, de l’époque où les gamins avaient encore le droit d’allumer quelques mèches et courir d’une rue à l’autre, devant, derrière la fanfare…
« Hé !
- Hein ? que je m’entends répondre.
- T’as pas oublié de reboucher la bouteille… Faudrait pas que ça s’évapore… »
C’est quoi, ce doigt collé à la sonnette ? J’entrouve un œil, tout de suite refermé à cause de la lumière crue du soleil. Je me lève tant bien que mal, je bouge à tâtons. Le sang me monte à la tête…
« Ouais ! Ouais ! »
Je bute contre quelque chose qui n’est pas à sa place. Cette fois, je fais front, ouvrant pour de bon les yeux. 68 dort comme un chérubin, en travers de mon chemin. Je l’enjambe. Elle est terrible, cette lumière qui transperce la vitre de l’entrée, au bout du couloir. Aveuglante, sur les marches du perron. Le ciel des lendemains de java devrait toujours être gris, noir, un ciel du Nord à souhait.
« Monsieur Édouard, pouvons-nous entrer ? »
Je fais signe que « oui ». Le portail s’ouvre, et les talons de trois dames, dont une de ma connaissance, farfouillent le gravier de l’allée.
« Je suis désolée de vous déranger… Vous vous sentez bien… Vous êtes si pâle…
- Un petit coup de fatigue.
- Ah ! Je vois… Vous avez travaillé toute la nuit.
- C’est ça ! Toute la nuit… Et vous m’avez interrompue en pleine séance…
- Nous pouvons revenir une autre fois…
- Non, non… Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… Comment allez-vous ?
- Très bien, merci. J’avais hâte de voir enfin de prêt votre fresque. Je me suis permis d’amener deux amies.
- Mais vous faites bien, Madame Godiveau. Vous permettez, le temps d’aller fermer mes tubes ?
- Je vous en prie… ».
Je file à l’évier de la cuisine, histoire de m’arranger si possible le portrait sous un filet d’eau. Je démêle un peu ma barbe en y passant à rebrousse-poil trois doigts. Avant de rejoindre mes visiteuses, je récupère mon gilet. Certes, le soleil est au rendez-vous, mais les matins de novembre sont déjà frais, d’autant plus qu’ils sont le prolongement de nuits blanches. Dans ma précipitation, je ne prends garde à ménager mon dormeur, dont la tête retombe lourdement sur le plancher.
« Hein ? Quoi ? s’affole-t-il.
- Rien, rien… Ou plutôt si ! J’ai de la visite. Alors tu ne bouges pas d’ici…
- De la visite ?
- Je te raconterai… En attendant, fais chauffer le café… J’expédie mon monde et j’arrive… »
Si je m’attendais à ça ! Madame la sous-préfète en personne ! Plus exactement, la femme du sous-préfet, en retraite. Voisinage de maisons, tout au plus, se traduisant au hasard du quotidien par une formule de politesse entre personnes civilisées. Cette indifférence va de soi, dans la mesure où nous n’évoluons guère dans les mêmes sphères, ni ne fréquentons les mêmes trottoirs.
« C’est réellement magnifique ! Ah ! Si, si ! fait la sous-préfète, tandis que je me plante à sa hauteur.
- Vraiment ?
- Le bruit courait que vous étiez un grand artiste… J’étais loin de me douter à quel point.
- C’est trop…
- Et puis ça égaye la rue, n’est-ce pas ? dit une des dames.
- Il est vrai que comparé à ces affreux panneaux publicitaires qui défigurent nos villes… dit l’autre.
- Ah ! J’en connais un à qui ça ne ferait pas plaisir, ce que vous dites-là …
- Pardon ?
- Euh… Non… Rien… Excusez-moi. Alors, sincèrement, ça vous plaît ?
- Toutes mes félicitations, assurément. Bon ! Nous sommes un peu pressées, mais je vous promets de revenir.
- Je vous raccompagne ? »
Je leur ouvre le chemin jusqu’au portail, faisant mine de ne pas entendre un reste de commentaires, manière de ne pas avoir à y répondre. Car que pourrais-je opposer à tant de louanges ?
« J’espère que votre dame va bien, demande à brûle-pourpoint la sous-préfète. Il y a si longtemps que je n’ai eu l’occasion de la saluer.
- C’est-à -dire qu’elle a pris un peu de vacances…
- Méritées, je n’en doute pas.
- Eh ! Vous savez ce qu’on dit : les artistes ne sont pas faciles à vivre… »
Je m’effondre dans le vieux fauteuil, la tête à l’envers, des écarts de la nuit, de cette visite impromptue. Il y a des fois, oui, où je souhaiterais une vie de rond-de-cuir sans heurt, sans bruit, sans détour. Une vie de papier à musique…
« Ben ! Qu’est-ce qui t’arrive ? lance 68, jaillissant de la cuisine, plateau à la main.
- Un mauvais rêve, sans doute… Bah ! Vivement ce soir que je me couche…
- Alors ? Qui c’étaient, ces bonnes femmes ? Je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un œil par le carreau. Tu fréquentes des gens de la haute, toi maintenant ?
- Dis, tu n’aurais pas envie de prendre un bon bain ?
- En rentrant tout à l’heure, je ne dis pas…
- Et pourquoi pas maintenant ? Tu sais oĂą est la salle de bain, ne te gĂŞne pas. En attendant, je vais roupiller un peu.
- Mais… le café ?
- Tout à l’heure, le café.
- Ah… ! Mais après, tu me racontes, hein !
Après, promis, juré, craché. »