L’Ă©quation des poux (5)
« Pas mal, hein ? Tiens ! Regarde celle-là … »
68 pointe du doigt un assez grand format, à dominante rouge et jaune. Deux personnages, manifestement de sexe opposé, se cachent plus ou moins derrière un gros sac percé, duquel s’échappent des pommes de terre. L’une d’elles, énorme, a boulé un peu plus loin, écrasant sur son passage une rose blanche. Le titre du tableau : La vengeance des tubercules. Malgré la bonne impression que semble avoir mon guide, ce que je vois n’en reste pas moins à mes yeux du sous-Combas. Pensée qui m’a échappé à haute voix.
« Là , tu es dur, accuse 68.
- Mais juste, avoue-le.
- C’est une première expo, un peu d’indulgence.
- Je ne critique pas la main, elle semble déjà assurée. Mais je dis qu’une première fois n’empêche pas de montrer du caractère. Et je trouve que ta protégée est allée en pêcher un peu trop chez ce cher Robert.
- Tu me feras toujours marrer. J’aurais bien aimé être présent à ta première.
- Tu as raison, que je souris. J’ai la mémoire un peu courte. Mettons que je n’ai rien dit. Bon ! Et si tu me montrais ton fameux glacis ?
- Avec tes dispositions de ce soir, je me demande si je ne prends pas un risque… Allez ! Amène-toi ! »
J’emboîte le pas de mon 68, passant d’une cloison à l’autre. Nous traversons toute la boîte, l’atelier étant situé à l’exact opposé de l’espace d’exposition, non pour la raison d’une espèce de symétrie pratique mais celle que 68 aime peindre avec vue sur la Garonne. À chacun ses faiblesses. À chacun également la manière de concevoir son espace de travail, et les petites manies qui vont avec. Pénétrer dans celui de 68, c’est comme entrer dans les pages du Libé de la plus belle époque. Sur les murs, pas de glycérophtalique, pas de papier peint à petites fleurs ou à grandes rayures, uniquement des bouts de page du célèbre quotidien, des Unes, des fragments d’articles, des photos. Et puis, çà et là , sur une étagère ou à même le sol, des babioles pas très catholiques, comme autant de trophées : un casque cabossé de CRS, avec le bâton tordu et le bouclier fêlé, des bombes de peinture vides, des pavés usés, des rouleaux de vieilles affiches, un ou deux drapeaux (dans le noir et le rouge). Enfin, une gigantesque banderole flottante d’un coin à l’autre de l’atelier : Penser ensemble, non. Pousser ensemble, oui. Parmi tout ce fatras, il y a quand même une place réservée au travail, avec un antique chevalet à crémaillère, vers lequel se concentre l’esprit du peintre, et converge le regard des rares privilégiés conviés dans le Saint des Saints.
68 fait davantage de lumière, tourne le chevalet de manière à ce que cette lumière l’embrasse sans l’agresser. 68 respecte ma minute de silence. Planté devant la toile en cours, je coince ma barbe entre le pouce et l’index, et je me laisse aller à tout regarder. Non pas disséquer la composition d’un confrère, seulement la dévisager en spectateur. Ne pas être le marin qui de la falaise scrute la mer, mais le touriste qui de la plage saisit du fond de son âme le large, s’attarde sur une crête écumeuse, ou suit le vol plané d’un goéland.
En l’occurrence, trois étendues : orangée, noire, grise ; entre les deux premières s’ouvre une large déchirure blanche, du centre de la toile vers le haut ; sur la grise, en arrière plan, des impacts orangés et noirs salis. Dans chacune de ces trois surfaces, en lettres camaïeu, s’inscrit le début ou la fin d’un slogan soixante-huitard, énigmatique parce que trop parcellaire. En surimpression, quasi au centre de la toile, le A et son anneau, du plus beau noir, en partie recouvert d’une affichette commerciale, à l’enseigne bien connue.
« Alors ?
- Ce qui m’étonne toujours, dans ce genre de composition, c’est ton entêtement à peindre à l’ancienne, sous-couches, glacis et tout le tremblement. Tu ne crois pas qu’un travail plus brut, sur une toile moins préparée, à la brosse de soie ou à la spatule, servirait davantage ton sujet ?
- Quoi ? Toi ? Tu défendrais l’opportunisme technique ? Non, non… Je peins, je ne bricole pas. Qui plus est, tu ne voudrais pas m’empêcher de rigoler un bon coup ? Tu imagines mon tableau dans le salon d’un bourgeois, qui l’aurait acheté pour son irréprochable technique, ayant fait l’impasse sur le message… Le message… Non ? Bon ! J’étais prévenu… Tu n’es pas dans tes meilleures dispositions.
- Excuses-moi. Je n’ai pas la tête à ça en ce moment.
- Des soucis… ?
- Hé ! Tu as vu l’heure ? Tag finirait par croire que nous l’avons oubliée… »
Le temps de tourner les clés dans les serrures, et nous voilà sous les lumières jaunâtres des lampadaires. En cette saison, la nuit tombe vite, trop ! L’air est vif, de quoi justifier les mains aux poches. Dans l’ombre d’un porche, deux amoureux se réchauffent mutuellement. C’est toujours un plaisir de rencontrer du monde qui prend encore le temps de vivre. Le bus de la 22 est bondé ; on le laisse passer avant de traverser et prendre par le quartier du Pastaga.
« Au fait, ta fresque provoque toujours autant d’allées et venues ?
- Faut s’appeler La Joconde, pour attirer les regards pendant des siècles… N’empêche ! Ma sous-préfète est revenue, hier matin, avec une dame à la même allure que celles de la première fois.
- Elle veut te trouver, ou quoi ?
- Arrête tes conneries…
- Quoi, alors ?
- À part apprécier mon mur… Remarque… Si j’étais parano, il y a quand même une chose qui m’intriguerait… Elle a demandé à sa copine de glisser un mot ou deux dans le tuyau de l’oreille de Pierre… Pourquoi ne ferions-nous pas comme à Toulouse ? Vous savez, le plafond des arcades de la Place du Capitole ? Les nôtres auraient bien besoin qu’on leur redonne de l’allure, ne pensez-vous pas ?
- Pierre ? Qui c’est celui-là ?
- Le seul que je connaisse, c’est celui des « Artristes »… Mais si ! Le vice-président…
- Il aurait ses entrées dans la haute ? »
Je hausse les épaules en signe d’ignorance. Bavarder en marchant fait avancer plus vite la balade, et comme je le disais donne un sens au fait d’aller d’un point à un autre. Quoi qu’il en soit : divaguer réchauffe les oreilles. Nous ne sommes plus très loin…
« Hé ! Mais attends ! dit 68, me retenant par le bras. Notre maire, c’est bien un Pierre aussi…
- Hein !
- Y aurait du grain à moudre de ce côté, tu crois ? »
Nous repartons… Plus qu’un coin de rue.
À chaque fois, j’ai le même réflexe : avant de franchir le seuil de la porte du vieil immeuble, je compte de bas en haut les étages ; quatre plus un, à se farcir par les marches claquantes de l’escalier métallique extérieur. Le jour où, au cours d’une conversation anodine, Tag a parlé du montant de son loyer, j’ai compris à la fois la raison qui l’avait poussée à emménager ici et l’obligation d’accès par les extérieurs. En réalité, l’immeuble ne comporte que quatre étages. Il y a quelques années, le propriétaire avait cru pouvoir augmenter sa rente en aménageant un grand studio dans les combles du bâtiment. Il avait également fait ses comptes : surélever d’un étage l’escalier intérieur eut coûté une petite fortune, tandis que rallonger l’escalier de secours était une opération bien moins dispendieuse. Or, la crise du logement n’était pas au point de faire se bousculer les locataires téméraires. Du coup, les prétentions du propriétaire furent mises à la raison. Jeune, peu fortunée, dotée d’un goût certain pour l’originalité, Tag avait sauté sur l’occasion.
« Entrez ! C’est ouvert… » crie Tag.
Ce qui est pratique, avec le boucan de nos pas, c’est qu’il nous épargne la peine de toquer à la porte. A contrario, les galants nocturnes de notre amie, si tant est qu’elle en ait, doivent se montrer d’une ingéniosité à toute épreuve pour ne pas alerter le quartier, et entretenir les ragots sur le dos de notre collègue.
Pour ma part, je m’affale au hasard sur une chaise, essoufflé comme un vieux bœuf, laissant à 68 l’honneur d’être le premier à faire la bise à notre hôte.
« Tu fumes trop, rit Tag.
- Même… Même… bégayai-je. Avec ton machin en guise d’ascenseur, n’importe quel athlète s’époumonerait - malgré tout, je me lève et la bise à mon tour.
- Cyclope n’est pas avec vous ?
- Il suffit de parler du loup pour entendre son pas, dit 68. »
Deux minutes plus tard, Cyclope nous arrive, tout pimpant, lui. Ses dix ans de moins n’y sont pas pour rien. Il dépose sur la table deux bouteilles de Veuve Clicquot.
« Tu veux épater la galerie, ma parole ?
- Un F 120, ça s’arrose, non ?
- Encore une qui t’a quitté…
- Eeeeh oui !
- C’est formidable ! dit Tag, bien plus excitée que ne l’est Cyclope lui-même.
- Mais à quoi te servent de si grands formats, quand tu n’as que quatre-vingt-dix degrés de la vision du sujet à y mettre ?
- Quel con celui-lĂ ! lance Ă mon adresse Cyclope.
- En tout cas, encore bravo ! que je lui fais, doublé d’une tape sur l’épaule.
- Tiens ! Tu attends quelqu’un d’autre ? demande 68, s’étant tourné en direction des pas qui résonnent au-dehors.
- Une copine, oui… »
Laquelle débarque une minute après, à peine. Une sorte de gamine, cheveux mi-longs, jeans et talons hauts. Un sobre mais joli bouquet à la main. 68 et moi, on se regarde à la dérobée, tout cons d’être venus les mains vides. Les présentations faites, Tag nous installe autour de la table basse, assis sur des coussins. Plus vraiment de mon âge. La daube et le Bordeaux font passer plus facilement la pilule. Dans les bruits de fourchettes et l’entrechoquement des verres, les bouches plus ou moins pleines, la discussion s’installe, surfant d’un sujet l’autre. L’étonnement d’être là , un samedi soir, alors que Tag, d’ordinaire, est en plein boulot. Explication simple : le vieux Gaston a fini par accepter de lui donner les huit jours de congé qu’elle réclame depuis des mois ; elle est ravie à l’idée de pouvoir peindre une semaine entière sans le souci de son emploi du temps. La dernière du premier des Guignols : rétablissement plus ou moins déguisé du service militaire obligatoire. La dernière petite phrase de Sarko : pourquoi s’évertuer à vouloir réformer le système social à la française, puisque le système social français se désintègre de lui-même ? Les cinquante-cinq tableaux du Musée Pouchkine de Moscou saisie en Suisse, en réparation à un préjudice d’ordre commercial. Etc. Etc. Alors que nous attaquons les pets-de-nonne, 68 se fait un malin plaisir à raconter mes aventures « sous-préfètiennes », à croire que ça le gratouille bien plus que ça me chatouille. Mais bon ! Mieux vaut un sujet qui amuse son monde plutôt qu’un autre qui le divise, voire le déchire. Le premier bouchon de Veuve explose jusqu’au plafond. Cyclope joue les sommeliers.
« Au moins, dit-il, est-ce qu’elle a cherché à voir ton autre travail ?
- Pourquoi tu ne dis pas l’ensemble de mon travail ? Ton « autre » a comme un arrière-goût de critique sévère contre mon mur.
- Vous n’allez pas remettre ça ? dit Tag.
- Juste une minute, s’il te plaît. Je voudrais entendre une fois pour toutes son avis sur la question.
- Ton mur, comme tu dis, ça n’est pas toi ; il n’est pas sorti de l’esprit du peintre dont j’apprécie la peinture au stylo. Oh ! Il est parfaitement réalisé, impeccable ! Mais il a l’air sans y toucher de faire le tapin. Si toi aussi tu t’y mets, c’est à désespérer de tout.
- Changer de technique ne signifie pas forcément renier son univers pictural, intercède 68. D’accord ! Capuchon nous a fait le truc à l’acrylique et avec des pinceaux… Mais tu te vois, toi, pondre un trente mètres carré à la pointe Bic ?
- Encore une fois je ne parle pas technique. Le fond… Le message, comme tu dirais… Enfin quoi, j’ai toujours connu la peinture de Capuchon trempée dans les nerfs et la sueur intellectuelle. Sa fresque, elle édulcore son univers à un point qu’on se demande si elle n’est pas faite à la guimauve.
- Ben tu vois, moi je ne trouve pas. Elle est un très bon compromis entre…
- Attends ! que je demande à 68, et je m’adresse ensuite à Cyclope. En admettant que tu vois juste, je dis bien en admettant… Pourquoi tu me refuses le droit de faire un pas vers le public, puisque lui ne vient pas à moi ?
- Si ton mur sert vraiment à te le faire venir vers ta stylographie, je te l’accorde. Le problème, c’est que lorsqu’on met le doigt dans le compromis, c’est le bras et tout le reste qui suit. Et crois-moi ! J’en connais un rayon là -dessus !
- Et si vous demandiez son avis à Myrtille ? »
Les trois gars se tournent vers Tag, comme si une incongruité venait d’atterrir en plein dans notre champ privé de réflexion.
« Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? » s’étonne Tag.
Les gars se regardent mutuellement, quelque peu gênés aux entournures. Sans vouloir faire offense à la jeune fille, on a comme dans l’idée que ce qu’elle pourrait dire sur la question serait pour le moins… pour le moins…
« Myrtille vient de terminer ses études en Histoire de l’Art. Elle voudrait se lancer dans la critique… Je ne vous l’avais pas dit ?
- Sans doute cela t’aura-t-il échappé, soupire Cyclope.
- Manquait plus que ça… soupire derechef 68.
- Introduire le ver dans le fruit, c’est du vice, que je conclus dans un soupir à peine plus prononcé que les deux précédents.
- De toute façon, je ne donnerai mon opinion qu’après avoir vu l’œuvre en question, sourit Myrtille. »
Un ange passe. Le moment idéal pour faire sauter le bouchon de la seconde Veuve. Je m’en charge. Ladite vidée de sa dernière bulle et les verres bus, auxquels se suivent un échantillon de digestifs, l’humeur se décontracte, pour ne pas dire : se civilise.
« C’est Myrtille qui m’a donné l’envie de reprendre les pinceaux…
- Un bon point pour toi, petite ! dit 68.
- Je n’ai rien fait d’extraordinaire…
- N’empêche qu’aucun de nous trois n’a pu lui faire entendre raison…
- Et comment tu t’y es prise ?
- En lui disant tout simplement la vérité.
- Autrement dit, nous, on la promenait…
- Disons que les paroles de Myrtille sont arrivées au bon moment, dit Tag. »
Du coup, les gars s’assoient sur leur orgueil. Après tout, peu importe l’origine du nouveau passage à l’acte chez Tag. Longtemps, elle nous a laissé sur l’impression de n’y revenir jamais ; elle parlait, écoutait, espérait des paroles que nous n’étions pas prêts à lui proférer, tellement nous nageons dans nos certitudes… Elle nous parlait : détente, plaisir, inspiration … Nous lui répondions : passion, apprentissage, travail, sacrifices. Croyant bien faire, nous avions certainement détourné Tag de ses intentions de découverte, en toute liberté, jusqu’à la dégoûter de peindre. C’est notre faute, c’est notre faute, notre très grande faute… Une historienne de l’art, tout juste sortie des bancs de l’école, est passée par là pour remettre de l’ordre dans les idées de Tag. Faut croire que l’expérience n’est pas tout, qu’elle casse plus d’une baraque…
« Bon ! Si tu nous sortais du placard tes nouvelles œuvres… Après tout, on est là pour elles, aussi ?
- Non. Une autre fois…
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Il aurait fallu que ça vienne à un moment ou à un autre dans la soirée, dit Tag. Comme si ça allait de soi. Maintenant, j’aurais l’impression de passer devant un jury. Je n’ai pas envie…
- Pour qui tu nous prends ?
- N’insiste pas, s’il te plaît… »
Nous n’insistons pas.
La nuit s’éclaire de plus en plus d’un magnifique clair de lune. On fume donc quelques cigarettes de plus, vide quelques nouveaux verres. On parle de bric et de broc, histoire d’allonger les heures, de retarder celle où chacun retournera vers sa tanière.
Au petit matin, Cyclope nous a raccompagné les uns et les autres dans sa superbe DS 21.