L’Ă©quation des poux (6)
Comme d’elle-même, une semaine a passé, ou peut-être un peu plus… Ayant renoué avec le goût du travail, je n’ai guère eu l’œil sur le calendrier. L’atmosphère de l’atelier possède ceci de particulier qu’il me déboussole aisément. Le premier jour est à peu près conforme aux heures égrenées par la pendule ; au second, le décalage commence ; au troisième, il est consommé. Oubliées les conventions horlogères et sociales ; impasses sur les impératifs journaliers, voire corporels. La vie se fait au rythme de l’esprit et de l’ouvrage, non plus sur celui des fonctions vitales du corps. Jusqu’au moment où il faut bien se rendre à l’évidence : je ne suis qu’un être humain parmi tant d’autres…
La nature faisant bien les choses : un bon repos, une douche tonique, et ma pendule interne se remet à l’heure de la capitale.
Donc, une semaine et quelque plus tard, je ne peux que constater que la maison manque de tout. Frigo, boîte d’allumettes, cave, vides. Je suis bon pour la corvée.
Je remarque au passage que le facteur n’a pas chaumé ; ça déborde de partout. Le tri est cependant vite fait : un kilo de publicités, tous produits, toutes marques ; deux cents grammes de factures, un euro vingt-deux de carte postale. Le premier va direct à la poubelle, les seconds retournent dans la boîte. Je lis d’une traite la carte d’Iris. Tout va bien, elle est retournée chez sa mère… Je pense à toi, et à toi seulement. Je reviens dès que je saurais pourquoi je reviens. Je devine que ça ne te fera pas plaisir, mais maman t’embrasse… Le bonheur serait donc dans l’attente et l’espoir ?
La supérette sent la Javel. Le carrelage blanc cassé en brille encore. De toute façon je n’ai pas l’intention de m’éterniser, parant au plus pressé. Je prends une tranche de fromage de tête à la coupe, une salade, une banane, une baguette, des allumettes. Je boirai l’eau du robinet. Pour demain, il sera toujours temps de faire face. La caissière me range tout ça dans une poche, et je lui tends mon dernier billet, échange de sourires polis. La monnaie ne pèse pas lourd.
Je n’ai pas envie de rentrer tout de suite. Mais craignant que le vieux Gaston me refuse une petite rallonge, je fais un détour vers le parc plutôt que de rejoindre les copains pour partager le café. Il fait un froid d’ours blanc, j’accélère le pas. Un coup de klaxon me fait sursauter. Je me retourne. Couché sur le volant, Cyclope me fait signe de grimper. Je ne me fais pas prier. Nous démarrons. J’ai déjà fait quelques virées dans sa voiture, ce qui ne m’empêche pas de la trouver toujours plus confortable, presque douillette. Ni le ronronnement du moteur ni le système de chauffage n’entament en rien la qualité du son de l’autoradio. Cyclope avait racheté à une vieille veuve sa DS ; la voiture était restée plus d’une vingtaine d’années dans le garage d’un pavillon, faute de conducteur. Une belle affaire, ma foi. Il en était fou et fier comme un gamin de son train électrique tout neuf. Je croyais que Cyclope allait faire un détour pour me ramener, au lieu de cela, il prend par la grande avenue, direction qui si je ne m’abuse va nous conduire droit chez lui.
« Tu n’as rien sur le feu, j’espère ?
- Ça peu attendre en tout cas…
- Parfait ! Tu es mon invité.
- En quel honneur ?
- Pour l’unique plaisir de passer un moment ensemble… »
Il jette un rapide coup d’œil dans ma direction, puis sur la poche que je tiens presque cachée sur mes genoux. Je fais celui qui ne remarque rien.
« Tu m’en veux encore ?
- Si c’était le cas, serais-je monté dans ta voiture ?
- Je m’en suis voulu, tu sais. Si tu étais un mauvais peintre, je ne me serais jamais mêlé de ce qui ne me regarde pas. Je crois même que j’aurais brossé dans le sens du poil. Mais pas avec toi…
- Gaffe quand même à la route, que j’avertis, presque souriant. »
Dès que les affaires ont bien marché pour lui, Cyclope avait investi dans la pierre, en l’occurrence dans un château d’eau désaffecté de la fin du dix-neuvième siècle, bâti sur un promontoire, à la sortie sud de la ville. À chaque exposition gagnante, il en avait fait retaper un morceau, jusqu’au réservoir du haut, transformé en duplex : appartement et atelier. De sa tour, rien de ce qui se passe à trois cent soixante degrés à la ronde ne lui échappe.
Il gare la précieuse DS sous un solide abri, déverrouille la porte et me précède dans l’escalier à colimaçon. Tout autour, sur le mur chaulé, tournent au fur et à mesure de la grimpette les tableaux que le peintre se réserve ou qui n’ont pas encore trouvé preneur. Une belle collection, en vérité. Je profite du prétexte à jeter un œil plus pointu pour faire deux ou trois pauses. Décidément, les visites chez mes potes se méritent.
« Non, attends ! Ne t’assieds pas tout de suite. J’ai quelque chose à te montrer… Pose ton paquet où tu veux, et viens… »
Je ne sais pas ce qui se passe, mais je ne suis pas loin d’être impressionné par l’espèce de gravité soudaine sur la figure de Cyclope. Nous montons jusqu’à l’atelier, vitré sur toute la circonférence.
« Une seconde, je reviens… »
Après qu’il eut ouvert une trappe dans le plafond, tiré à lui une échelle escamotable, fait de la lumière, Cyclope disparaît tout à fait. Je n’aurais jamais supposé l’existence de ces combles. On ne va pas chez les gens pour admirer les plafonds. Je l’entends se traîner, puis remuer des trucs. Quoi que me réserve cette affaire, j’en ai d’ores et déjà tout mon comptant de nerfs. Cyclope réapparaît par la trappe, tête en bas, me tendant un sous-verre méchamment enveloppé dans du papier kraft.
« Prends ça, s’il te plaît… »
Je saisis le sous-verre, sans rien comprendre au jeu. Il me tend cette fois une toile avant que je n’aie le temps de me libérer les mains. Enfin il redescend, un troisième paquet sous le bras. Je le laisse faire… Il se débarrasse des papiers, aligne les trois tableaux, face contre mur.
« Personne n’a jamais vu ce que je vais te montrer. Je compte sur toi pour garder le secret.
- Tu sais, moi… Un verre de trop, ou qu’on m’arrache les ongles… Je ne suis pas sûr de tenir ma langue…
- Non, c’est sérieux. Je te demande de n’en parler à personne…
- Tu me fais peur, dis-je en me laissant choir sur la sorte de canapé.
- Tu jures ?
- Si tu me crois capable de le garder ton secret, oui je jure. »
Il se met à genoux près des tableaux, à vue d’œil des P 12 (mais il m’a mis dans une telle fébrilité que je ne suis plus certain de mon jugement), et retourne le premier. Il me regarde pour juger de l’effet : bouche bée, je serai bien en peine de dire ou faire quoi que ce soit. Peut-être une minute après, il retourne le second. Même cause, mêmes effets. C’est au tour du troisième. Le choc est moindre.
« Tu comprends, maintenant ?
- Rien… que je parviens à sortir. D’où tu les tiens ?
- Je les ai peint moi-mĂŞme.
- De… de ta main ?
- Puisque je te le dis ! »
Je me laisse tomber à genoux à mon tour, et me dandine jusqu’au mur. J’avance mon nez tout proche pour mieux voir, il me laisse faire. Même, il va au-devant de mon envie en mettant entre mes mains la première toile. Je me relève, et approche de la lumière du jour. Cette fois, j’inspecte d’un œil de technicien, m’assurer que je n’ai pas la berlue.
« C’est incroyable ! C’est fou ! Celle-ci est à l’acrylique, mais d’assez loin on pourrait s’y laisser prendre… Mais pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi une copie de mon Amour éternel ? »
Je la pose délicatement sur la table, me saisis du second tableau. Je suis dans la même perplexité, avec dans les mains une copie de L’événement dans les Événements, de 68. Je vais à la lumière, passe machinalement mes doigts en travers de la trame, comme pour goûter les couches de peinture. Aussi lisse, aussi doux que les glacis de 68. Au tour de la dernière…
« Et celle-ci, de qui est-elle la copie ?
- Pas une copie, un original.
- De qui ?
- D’un dénommé Cyclope…
- Hein ? »
M’étonne pas, ma surprise. Autre palette, nouvel angle de vue, composition très différente. Pas de couleurs vives ou des tons chauds, mais une grisaille rehaussée de nuances plus marquées, aux bons endroits, une ébauche de polychromie de pastel et réfléchie. Cyclope bâtit invariablement ses compositions sous une perspective demi cavalière ; cette fois, il propose une plongée sur le sujet, comme s’il avait voulu montrer son pouvoir de domination sur la scène, comme s’il avait voulu signifier le peu d’intérêt porté cette fois à l’avis de l’observateur. Qui plus est, et peut-être en raison de son handicap, il s’applique à toujours rendre le moins de largeur possible à sa composition ; je veux dire ne pas aller chercher de son œil valide (le gauche), et sans bouger la tête, toujours plus à droite ce qui pourrait s’y trouver. Là , ça s’arrête bien vers la droite mais au premier tiers de la largeur de la toile par l’angle d’un bâtiment, ouvrant le reste de la vue sur une perspective sombre, une ruelle fuyant vers le haut, comme si pour une fois Cyclope tentait de découvrir ce qui se cache derrière son œil éteint. Deux ombres menaçantes en descendent. Presque au centre de la toile, sur le bout de façade visible, l’empreinte ensanglantée d’une petite main semble glisser doucement vers un soupirail…
« Ah ! Ben merde ! que je fais.
- N’est-ce pas ?
- Putain ! Ça ne rigole plus…
- Malgré mes airs de suffisance, en privé je sais ce que je vaux… Pas grand-chose, lorsque je me laisse aller à la facilité. Pas trop mauvais quand je m’en donne la peine… Mais que veux-tu, je suis plutôt fainéant et j’aime mes aises.
- Pas trop mauvais… Le petit dernier, là , il est magnifique de sens…
- Je suis lucide, qui plus est. Si je veux vendre, pas question de montrer ça au public. J’ai assez bouffé de vache enragée comme ça ! Plus pour moi.
- Mais personne ne te fait de reproches…
- Si ! Moi ! »
Dans l’élan, et peut-être parce qu’il décide le temps venu de changer de discussion, Cyclope me tire en bas, petit salon au centre de l’appartement. Il sort le pur malt, un amuse-gueule, et me pousse de force dans l’un de ses profonds fauteuils en nubuck.
« Pendant que tu sirotes, je nous fais griller quelques côtes d’agneau…
- Mais on peut parler, quand même ? »
Il prend son verre, cogne le mien, file aux fourneaux, homme tronc parlant à l’italienne.
« Pourquoi ces copies ?
- Le fun… L’admiration ! lance-t-il, balançant une énorme poêle sur la plaque de cuisson.
- Tu… Tu nous admires, 68 et moi ?
- Voilà ! Tu as tout compris. Maintenant que tu connais mon secret, on l’enterre et on parle d’autre chose… »
Une grosse noix de beurre commence son frétillement, coupant court à notre brusque silence. Pour me donner une contenance, je dresse le couvert. Cyclope m’avance une bouteille, un petit Clos de Vougeot alléchant, que je coince entre mes genoux pour en tirer un retentissant bump.
On a commencé par les côtes, puis mon fromage de tête. Au moment du café, Cyclope tire un trait sur nos papotages ; à la réflexion, il a habilement manœuvré avant d’aborder le nouveau sujet…
« Et Iris ? 68 m’a dit deux ou trois mots sur son départ, juste pour me rassurer sur toi. Elle va bien ?
- J’ai eu des nouvelles ce matin. Elle est chez sa mère, dans l’Aube, du côté de Troyes, je crois. Pour tout te dire, je suis rassuré. Sa mère est plutôt du genre couveuse : croissants chauds au lit, confitures faites maison, et surtout ne rentre pas trop tard… Elle va la pourrir, mais je pense qu’Iris en besoin.
- Six mois sans t’arrêter, c’est vrai que tu as trop tiré sur la corde. Bah ! Une petite séparation de temps en temps, c’est bon pour raccommoder les maux de cœur. Sinon, toi, comment tu t’en sors ?
- Je me suis remis au travail…
- Stylos ? »
J’esquisse un sourire, comprenant le sens de la question. Il nous allume un cigare. Je ne suis pas très candidat, or, à court de cigarettes, je fais contre mauvaise fortune bon cœur.
« Bon ! Voilà ce que nous allons faire, commence Cyclope, claquant des mains puis se les frottant. Tu termines ce qui est en train. Ensuite, tu t’attaques à trois 120 par 80…
- Pardon ?
- Oui, je te passe commande de trois tableaux.
- Tu as reniflé de la colle, ou quoi ?
- Je n’ai jamais été plus net qu’en ce moment.
- Mais… Mais on ne fait pas ça entre collègues. Choisis dans mon stock, si tu veux vraiment un truc de moi. Sers-toi, c’est grand ouvert…
- Et merde ! Tu ne vas pas cracher sur le plaisir d’un client ? Qui veut trois œuvres spéciales, et qui paie comptant !
- Spéciales ?
- DĂ©brouilles-toi comme tu veux, mais chacune sera la vision que tu as de 68, de moi et de toi. Quelque chose comme les trois portraits psychologiques de tes meilleurs potes.
- Être mon propre pote, ne me fais pas rigoler…
- Ne digresse pas. Alors ? On fonce ? »
J’ai beau fouiller au fond de son regard, je n’y perçois aucune arrière-pensée, aucune entourloupe, pas de coup tordu. J’ai vraiment le sentiment d’être face à un inconnu, qui n’attend de moi qu’une réponse positive pour sauter de joie. Ce n’est pas croyable ! Cyclope, me faire un coup pareil. Me sauver la mise. Me sortir la tête de l’eau. Me sauver la vie. Croire en ma peinture au point de la copier… Y croire au point d’engager des fortunes, les yeux fermés… Il n’y a que dans les romans-feuilletons que l’on voit ça !
« Tu te rends compte où tu mets les pieds, si je dis oui ? Et si je rate mon coup ? Si, à la place de potes, j’en arrive à te peindre des inconnus ?
- Pour le moment, j’attends ta réponse. Tu te débrouilleras ensuite avec tes problèmes métaphysiques.
- Trois formats comme ça au stylo, c’est plus d’un an et demi de boulot…
- Depuis quand il te fait peur ?
- C’est pas ça… c’est… c’est que même en te faisant une bonne réduction, tu vas morfler.
- Non seulement il est hors de question que je paie avec réduction, mais après ces trois-là , tu m’en feras un quatrième… Qu’est-ce que tu fais de Tag ? Elle aussi aura droit à son portrait.
- Donc, tu ne déconnes pas…
- J’en ai l’air ?
- Franchement, je ne peux pas prendre le fric d’un copain.
- Bon ! Puisque tu m’y obliges, coupons la poire en deux. Je te commande ferme et sans condition les quatre portraits, tu me fais gratis celui d’Iris, et c’est moi qui mange la banane… »
Ce con y est parvenu, à me faire chialer. À peine avons-nous topé que, les jambes molles, le cœur à cent mille à l’heure, un premier sanglot m’a pris à la gorge. Je cours tant bien que mal aux toilettes, pour m’y cacher, le temps d’en finir avec mes effusions. De retour, une bouteille de champagne est déjà à moitié vidée dans deux flûtes.Dans la voiture, tandis qu’il me ramène en ville, Cyclope me fait promettre de ne rien dire à quiconque, exception faite à Iris, si toutefois elle revenait et qu’elle se montrait un peu trop curieuse, mais je devais tout faire pour l’éloigner de « son portrait ». En retour, je lui demande de ne chercher à aucun moment à voir l’état d’avancement de mon travail ; il n’en verrait que le résultat, le jour où j’en aurais terminé de l’ensemble de la commande. Nous sommes tombés d’accord.
Je lui demande de me laisser au premier feu rouge. Je lui demande encore, la honte aux lèvres, de m’accorder un petit, tout petit à -valoir pour un paquet de cigarettes. Il glisse dans ma main un billet et un chèque… Le bougre avait déjà tout préparé dans mon dos.
La DS 21 se dresse sur ses roues et la voilà démarrant, laissant derrière elle le panache blanc de son pot d’échappement. Je ne bouge pas tant qu’elle n’a pas disparu, d’abord dans le flot de voitures, puis dans un virage. Les yeux me piquent, le froid ou quelque larme nouvelle heureuse de prendre l’air ?