L’Ă©quation des poux (7)
Au saut du lit, je me pince par deux fois. J’ai horreur des rêves qui font la part belle au rêve. Ils donnent des fourmis au cœur, ils leurrent les pensées, et je n’ai que trop besoin d’avoir les pieds sur terre. De toute façon, ma nudité lombricoïde me rappelle à la réalité : le froid pique de haut en bas. J’enfile à la hâte mon gros gilet, allume une cigarette… Cigarettes…! Je me précipite sur les poches de mon bourgeron. Le chèque de Cyclope s’y trouve toujours plié en deux, et la monnaie du billet pour le paquet de…
Je m’effondre au bord du lit, le bout de papier entre les doigts. Naturellement, cet échantillon clinquant de la paperasserie administrative et néanmoins bancaire va remettre notre compteur en zone bleue, faire un heureux (le vieux Gaston), et garder de côté l’équivalent d’un semestre de mensualités pour le crédit de la maison (n’aurait plus manqué que l’huissier me mette sur le trottoir avant le retour d’Iris). Au moins, l’avenir sous cet aspect matériel de mon existence semble pour un temps assuré (à l’échelle de la vie humaine, en tout cas). Cependant, les demies vérités sont interdites : malgré les soucis d’argent en moins, le désir et la curiosité de la commande peu ordinaire de Cyclope, j’ai la conscience qui me démange. Faut dire que je suis assez doué quand il s’agit de couper le cheveu en quatre. Bien sûr Cyclope a tenté de me convaincre de son attachement pour mon travail, néanmoins je ne sais qu’elle est la véritable part d’aumône qu’il vient de me consentir. En attendant de comprendre, je me laisse persuader par les apparences, et m’oblige à considérer un copain tel un commanditaire impersonnel. Je saute sur mes pieds, me prépare, et sors.
D’abord la banque. Je décline l’invitation à rencontrer le Sieur Formica, directeur de ladite. Ayant par collaborateur interposé rebouché le trou dans notre compte, dont une pincée non négligeable en agios, je le solde, décidé à aller voir ailleurs comment on y traite les petits. Esprit bas de vengeance, certes ! Or les occasions de fermer la porte au nez d’un puissant n’est pas monnaie courante ; pour cette fois, c’est moi qui lui rends celle de sa pièce. Je ne m’épargne pas les tracasseries bureaucratiques qui vont s’ensuivrent, mais bah ! Tout plaisir ne mérite-t-il pas sa part de peine ?
J’efface ensuite mon ardoise au Talmont. Le vieux Gaston en aurait dansé la gigue, si ce n’était sa hanche artificielle. Et si Tag est étonnée de me voir sortir un billet de deux cents, elle a la courtoisie de ne pas le montrer. Je lui paie un café, la taxe d’une enveloppe et d’un timbre. J’ai toujours rêvé de faire ça : sur le zinc, remplir et signer un chèque, le glisser dans une enveloppe, en lécher la colle, écrire l’adresse, refiler une pièce à un gamin pour qu’il me poste le tout à la première boîte. Je promets à Tag de passer au studio, bientôt.
Je fais un détour par La Poste (la pièce au gamin, c’était vraiment pour satisfaire mon fantasme d’ado cinéphile), m’occupe de l’envoi d’un mandat à l’adresse d’Iris. Je veux bien que sa mère la gave de croissants et de confitures, mais je ne saurais admettre qu’elle l’entretienne, s’agissant des à -côtés. De plus, et pour une grande part, le mérite de mon travail lui revient, à Iris, donc le partage des fruits.
J’en ai fini pour aujourd’hui des grandes dépenses. Je me charge des petites via la supérette et le bureau de tabac, deux à trois jours de réserve. Je rentre me mettre au chaud, et par-dessus tout au travail.
Absorbé mieux qu’un moine en plein confiteor, je n’ai rien vu venir… Un coup de sonnette me fait dévier le trait en cours. Peste soit de l’importunité et des importuns ! Le barouf redouble. Je descends.
« Qu’est-ce que c’est ? » que je crie du perron. La tête d’un blondin se hisse au-dessus du portail. Jamais vu cette tête-là , d’ailleurs.
« Monsieur Édouard ?
- C’est marqué sur la sonnette, non ?
- Je vous dérange ?
- À votre avis… - Je ne suis jamais bon à prendre à l’improviste, même avec des pincettes.
- Vous Ă©tiez en plein travail ?
- …
- Vous auriez quelques minutes à m’accorder ?
- Je n’ai ni thermites, ni besoin de filtres à eau anticalcaire pour mes robinets.
- Vous n’y êtes pas. Je suis chroniqueur à La Dépêche et j’aurais souhaité faire un papier… »
Merde ! Brève pensée. Je n’ai jamais eu de veine, il faut que ça me tombe dessus maintenant. Mes stylos vont refroidir là -haut, parce que l’autre semble vouloir me tenir la jambe des heures.
« … sur cette fresque et son auteur. Je présume que c’est vous. Je… Je peux entrer ? Je ferai le plus vite possible.
- Entrez, dis-je. Et s’cusez ! que j’ajoute pour soigner mes arrières. »
Je ferme la porte, nous installe devant la cheminée, non sans avoir rajouter quelques bûches. Je me retourne : il est là , assis au bord du fauteuil, coincé comme un jambon entre l’étau, dans l’attente de la découpe en tranches.
« Je vous ai pris pour un démarcheur. Il en passe tellement qu’on passerait son temps sur le pas de la porte. Je veux bien que tout le monde gagne son pain, mais tout de même. »
Lorsque j’ai fini de lui raconter ma vie, je ne sais plus quoi inventer pour alimenter la conversation. D’ordinaire, on ferait tout pour qu’ils se taisent… Pas de chance : le seul journaliste du canton qui ne pipe m’est tombé dessus.
« Pas chaud, hein ! Novembre au tison, août à la plage… Cigarette ?
- Euh… Oui… Merci… En fait, je vous dois la vérité…
- Marrant, ça. J’aurais cru que c’était à moi de la dire ?
- Hein ? Ah ! Si, si… Mais pour que tout soit clair entre nous, je dois vous avertir que je ne suis pas officiellement envoyé par mon journal. À vrai dire, je suis là de ma propre initiative. Je suis passé hier en voiture, et j’ai aperçu le haut de la fresque. Je me suis garé… J’ai sonné, mais sans réponse… Vous pardonnerez mon sans-gêne : je me suis permis de pousser le portail. Je ne suis resté qu’une minute, peut-être deux… Enfin, le temps nécessaire… Bon ! Voilà ! Je suis nouveau au journal. Pour tout dire : stagiaire à durée indéterminée. Je dois rendre compte des résultats des matchs du dimanche. Même pas une colonne pour une petite interview. Vous avouerez qu’apprendre le métier dans ces conditions… Je voudrais qu’on me confie une place de chroniqueur… Pas par ambition arriviste, rassurez-vous… À faire un travail, autant vaut-il qu’il soit intéressant, et le faire au mieux, non ?… J’ai pensé que si je pouvais proposer un premier papier solide, faire mes preuves en quelque sorte, peut-être que je pourrais accélérer le mouvement… Depuis des semaines je cherche un sujet sur lequel travailler… Bref ! hier, je vois votre fresque, et l’idée m’a rongé toute la nuit… Je suis sûr de tenir mon sujet… « La place de l’art et de l’artiste dans la cité »… Ce n’est pas le titre, mais l’idée générale… Qu’en dites-vous ? »
Bon… Ben… Il s’agissait d’appuyer sur le bon bouton, et la machine s’est mise en marche. Les temps ont beau être aux patchs et autres gommes nicotiniques, qu’en serait-il des relations humaines sans une bonne cigarette ? J’ignore où nous allons, mais le petit gars semble en vouloir. C’est peut-être le moment de s’entraider entre débutants…
« Je ne vous demande pas une réponse immédiate… Au moins, voulez-vous réfléchir à ma proposition ?
- Êtes-vous certain d’avoir choisi le bon cheval ? Un sujet pareil ne se traite pas entre amateurs. De votre côté, on est fixé. Du mien, hum… Peindre, je peux dire en connaître un certain rayon. Mais exprimer de profondes pensées sur le métier et ceux qui l’exercent, qui plus est intéressant le lecteur, c’est une autre paire de manche !
- Je ne vous demande pas de philosopher… Euh ! Si je peux me permettre… Uniquement me parler de votre vie, de votre expérience, votre travail, les relations avec le public… Tout, quoi !
- Un sacré programme ! »
Une bière ne sera pas de trop. Je me lève et m’occupe du nécessaire. Si je m’attendais à celle-là ! Un innocent qui veut faire des étincelles… Après tout, ne faut-il pas commencer par un bout ? Reste plus qu’à nous souhaiter, à lui comme à moi, que ce soit le bon.
« À ton papier !… Puisqu’on va faire un peu de chemin ensemble, il n’y a plus de vous qui tienne.
- Vraiment, vous acceptez ?
- Quoi, tu veux un contrat signé et tout ?
- Vous prenez toujours vos décisions aussi rapidement…
- Tu regrettes déjà ?
- Que non !
- Alors on y va !
- Maintenant ? C’est que… Euh ! J’ai tout laissé dans la voiture… Vous n’auriez pas un crayon et du papier…
- Pourquoi faire ?
- Noter vos réponses…
- Quelles réponses ?
- À mes questions…
- Tu veux jouer au flic, ou écrire un papier du tonnerre ? On va faire à ma manière…
- Comme vous voulez…
- Un peu, mon neveu ! Alors voilà : tu connais le bistrot Le Talmont ? J’y vais assez souvent. Chaque fois que tu voudras prendre des notes, comme tu dis, tu m’y rejoins et on discute. Mais pas de crayon, pas de papier ; tout dans la tête ! Par la même occasion, je te présenterai quelques copains. Mieux vaut plusieurs avis pour étoffer ton papier.
- Mais je pourrai quand mĂŞme voir votre atelier, et vous en plein travail ?
- Tu m’excuseras, mais je ne suis pas une attraction touristique.
- C’était juste pour me faire une idée, m’imprégner de l’ambiance, orienter mes mots. Je ne suis jamais entré dans l’atelier d’un artiste.
- Bon ! On verra plus tard. Allez ! Viens ! »
Je l’invite à nous conduire dans sa voiture jusqu’au bistrot. Une bonne entrée en matière, lui qui voulait se mettre dans l’ambiance. J’avais oublié que nous sommes mercredi, et que Gaston propose chaque mercredi soir des moules avec frites aux habitués. Je nous en commande une bonne assiette chacun, manière de faire arriver les retardataires…
Le petit gars étant un couche-tôt, la soirée a rapidement tourné court, d’autant que ni Cyclope ni 68 n’ont donné signe de vie. Seule Tag a eu les honneurs de la présentation. Chacun a regagné ses pénates une fois son ventre plein. De mon côté, j’en ai profité pour rattraper les heures perdues. J’ai l’habitude de peindre à la lumière de mon tube au néon, commandé à un magasin spécialisé, qui dégage une lumière blanche, contrairement à ceux du commerce dont la lumière est soit trop rouge, soit trop bleue. Je me suis bricolé une sorte de lampe d’architecte, fixée à mon plan incliné, de manière à pouvoir orienter selon le besoin la source de lumière. On peut même dire que j’ai adapté ma palette en fonction de la particularité de cette froide clarté. Au petit matin, j’y étais encore.
Depuis, le soleil est passé au-dessus des toits de la ville. Je n’ai pas encore mis le nez dehors, mais rien qu’à apercevoir de la fenêtre les fils givrés de la toile qu’une araignée a tissé dans la nuit, entre les croisillons du grillage au fond de la cour, je me trouve bien au chaud. Les voix de la radio me tiennent compagnie, tandis que je trie mon linge ; fatigué certes, mais j’ai convenu que je ne pouvais pas éternellement traîner mes guêtres dans les mêmes jeans et liquettes. Le sale, dans la corbeille (je m’occuperai de mettre en route une machine un peu plus tard), le propre, sur moi.
Cette fois, c’est le téléphone qui sonne le branle-bas. Je ne décroche jamais avant la sixième sonnerie, manière de laisser le temps à mon correspondant de peser le pour et le contre de son appel. S’il se ravise, j’ai gagné du temps en nous épargnant des discours inutiles. Malheureusement, celui-ci insiste.
« Allo… Pardon ? Une seconde… - je baisse la radio et reprends le combiné – Qui… ? Deux dans la même journée, c’est du harcèlement… ! Hein… ? Non, rien. C’est pourquoi, cette fois… ? Oui… Oui… Non… Je ne suis au courant de rien… Puisque je vous le dis… Vous êtes bien sûr de votre information… ? De qui vous la tenez… ? Et la décision vient d’où… ? Si vous ne voulez rien dire au téléphone, pourquoi vous m’appelez, alors ? Ah… Non… Oui… Non… Non… Mais c’est quoi cette histoire… ? Non… Et vous croyez que je n’ai que ça à faire… ? À ce point-là … ? Dites ! Vous n’êtes pas en train de vous faire mousser, parce que moi, des mayonnaises de ce genre, je n’ai aucune envie d’en souper… Bon, mais quand ? C’est si pressé… ? Où ? Allo… Oui, c’est moi… Non, je demandais simplement « où »… ? Ça ne m’enchante guère, mais s’il n’y a pas d’autre solution… En tout cas, je ne vous attendrai pas une minute de trop… C’est ça ! À tout à l’heure… »
Alors là , c’est le bouquet ! Une affaire d’État sur les bras ! Disons : une affaire municipale ; sachons modestie garder. Mon mur déplaît fortement à Monsieur l’Architecte des Bâtiments de France du département. Et ce monsieur s’apprête à mettre mon dossier entre les mains du maire. Mais où va-t-on, nom de Dieu ! Le monde va à vau-l’eau, et un petit fonctionnaire (sauf son respect) se soucie de l’effet que mon mur fait sur une rue d’une petite ville d’un département d’une région d’un pays d’un continent de cette planète qui ne tourne plus très rond. Encore un qui se soucie certainement peu des droits universels de l’Homme, des traîne-misère, du nucléaire, des OGM, mais dont la conscience crie au scandale à la moindre petite fresque couvrant un mur gris. C’est fou ! Non, mais c’est fou…!
Coup de sonnette. S’il s’agit de mon bonhomme, au moins il s’y entend en heure. Je vais ouvrir. Une voiture frappée d’un grand logo « La Dépêche » est garée sur le trottoir, en travers du portail. Un zèbre monte déjà les marches, un peu enveloppé, la figure bleue.
« Brrr ! fait-il en secouant sa ronde carcasse. Fait pas chaud… Robert Gerber, correspondant local de la Dépêche du Midi. Comment allez-vous ? »
Il me tend une main un peu grasse, et nous rentrons. Serais-je appelĂ© Ă chauffer gratis tous les collaborateurs du quotidien ? J’ai besoin d’un rĂ©capitulatif sur cette affaire, il ne se fait pas prier, mĂŞme qu’il Ă©talerait un peu que ça ne m’étonnerait pas. Soi-disant que l’officier (l’architecte, chef du Service DĂ©partemental de l’Architecture et du Patrimoine) a vu la chose, fait sa petite enquĂŞte, laquelle s’arrĂŞte dans les bureaux techniques de la mairie, oĂą pour le moment on traĂ®ne des pieds pour rĂ©pondre clairement aux questions. De trois choses l’une : le maire a donnĂ© une autorisation qui prĂŞte Ă consĂ©quence, je n’ai pas demandĂ© d’autorisation avant de procĂ©der Ă l’outrage patrimonial, j’ai passĂ© outre l’interdiction de l’autoritĂ©. Quelle que soit la case cochĂ©e, le maire n’entend pas se faire tirer l’oreille par l’administration Ă cause de… Robert Gerber s’interrompt un moment, sort de sa poche un carnet, le feuillette… Ă cause, il cite : d’un graffiti indĂ©licat.
« Il a dit graffiti ?
- Il l’a dit.
- Très belle culture artistique.
- Vous saviez que la rue est classée ?
- Avec une chapelle à chaque extrémité, difficile de l’ignorer. Je n’ai pas le culte de la propriété, mais je suis quand même chez moi. J’ai l’autorisation de mon voisin, vu la mitoyenneté de l’objet du délit, et elle me suffit.
- Le problème vient de ce que la fresque se voit de la rue…
- D’après vous, c’est un hasard ?
- Autrement dit, vous n’avez pas procédé à un dépôt de déclaration de travaux, et donc obtenue d’autorisation ?
- Comme vous dites… – et mon interviewer de prendre des notes. À mon tour de vous en poser une, de question : où est-ce que vous avez été le pêcher, votre architecte… dans un paquet de lessive ? Non, parce que je ne suis peut-être qu’un artiste de bas étage sur les pieds duquel on peut marcher, mais ça ne m’empêche pas de savoir lire, ce qui n’est apparemment pas le cas des messieurs qui me cherchent noise. »
Sur ma lancĂ©e, et sous l’œil intriguĂ© de mon hĂ´te, auquel je rĂ©clame une seconde de patience, je vais prendre de la bibliothèque une brochure, Ă©ditĂ©e par la Direction DĂ©partementale de l’Équipement, et je commence un brin de lecture : Vous n’avez pas besoin d’autorisation au titre du code de l’urbanisme pour : (art. R. 421-1 du code de l’urbanisme) : les publicitĂ©s, enseignes et prĂ©-enseignes, les statues, monuments et Ĺ“uvres d’art infĂ©rieurs ou Ă©gaux Ă 12 m de hauteur et infĂ©rieurs Ă 40 m3…
« C’est un peu technique, vous m’excuserez, mais ça reste clair : pas besoin d’autorisation pour les œuvres d’art de moins de 12 m. La mienne fait 4 m, et encore à son point culminant. Maintenant, je vous accorde que la discussion est ouverte sur le fait de savoir si ma fresque est une œuvre d’art ou un graffiti…
- Je ne comprends pas… J’avoue que je comprends plus… répète le Robert, manifestement plus déçu que dépité. Que vient faire l’ABF dans votre histoire, si vous êtes dans votre droit ?
- M’est avis que votre tuyau est percé. Ou alors quelqu’un s’est payé votre tête… »
Robert Gerber jaillit du fauteuil comme un clown de sa boîte. Marmottant pire qu’un diable, il me plante au milieu du salon, claquant derrière lui tout ce qu’il croise : porte, portail, portière.
N’empêche ! Il n’y a pas de fumée sans feu. Et qui joue avec les allumettes ?